Pourquoi PTA est de moins en moins aimé alors qu'il travaille de mieux en mieux ?
Paul Thomas Anderson a seulement 44 ans et déjà une carrière bien remplie. Il y a sept ans de cela, après la sortie de There Will Be Blood, le Californien était célébré comme un réalisateur accompli. La suite ? Un film intime sur la relation obsessionnelle entre deux êtres puis un polar labyrinthique adapté de Pynchon. Avec The Master et Inherent Vice, PTA s’est mis à dos une partie de son public, ce public qui louait ses plans-séquences virtuoses au service de "grands sujets". Ces deux films, s'ils marquent un tournant dans la carrière du réalisateur, ne sont ni inférieurs aux autres, ni des preuves d'un devenir pseudo-auteur poseur. Au contraire : avec eux, PTA a courageusement tourné le dos à ceux qui l'aimaient pour suivre une autre voie et sublimer son cinéma.
Après Double Mise, film finalement non-conforme aux attentes de son auteur, les choses sérieuses commencent vraiment pour Paul Thomas Anderson avec Boogie Nights, le premier projet pour lequel il revêt la double casquette réalisateur-producteur qu’il ne lâchera plus. Le jeune homme met le paquet : une fresque de 2 heures 30 sur le porno, à cheval sur les années 70 et 80, avec en toile de fond l’Amérique qui bascule dans l’ère reaganienne. Surtout, il se distingue par sa maestria technique, à coup de plans-séquences qualifiés d’emblée de Scorsesiens ; un modèle clairement revendiqué dès la scène d'ouverture. La capacité à plonger le spectateur dans un monde en surrégime permanent épate. Soit. Mais si PTA est d’emblée un faiseur exceptionnel, les choses se gâtent lorsqu’il s’agit de pénétrer l'intime.
I’m sexy and I know it !
Dans Boogie Nights, la forme ne sied pas toujours au sujet, ou plutôt elle ne parvient pas à le suivre. En voulant en permanence éblouir, PTA échoue parfois sur le plan émotionnel. Le talent est là, l'ambition aussi. On ne peut qu'admirer mais pas forcément se laisser emporter. Ca n'empêche pas le succès : au box-office, le résultat équivaut à presque trois fois le budget. Côté critique, on parle déjà d’un maître, du réalisateur le plus prometteur de sa génération. La carrière de Paul Thomas Anderson est fort logiquement lancée mais les progrès à accomplir sont, hélas, passés sous silence.
Deux années seulement après sort Magnolia, encore plus long, foisonnant, imposant. Sa qualité est indéniable, mais on peut encore une fois regretter une certaine froideur. On a indubitablement la sensation d’être entraîné dans un grand mouvement global de destins enchâssés mais, si les moments d’émotion sont là, ils sont trop rares. Julianne Moore sous le regard inquisiteur du pharmacien - un de ces instants où la mise en scène se fait plus sobre, où la caméra s’attache réellement à un personnage - , la pluie de grenouille, et la chanson Wise Up entonnée par tous les personnages : c'est à peu près tout. En soignant l’allure générale de sa grande oeuvre, PTA oublie souvent l’essentiel : l’émotion. Il n’empêche que Magnolia est célébré unanimement. Le terme de chef-d’œuvre est lâché par les spectateurs comme les professionnels, tous très sensibles à la virtuosité de l’ensemble. Récompensé d’un Ours d’Or à Berlin, PTA peut désormais compter sur une base de fans, et au box-office américain, Magnolia dépasse légèrement Boogie Nights avec 48 millions de dollars. Anderson n'a même pas 30 ans et il est incontournable.
Premières embardées
Quatre ans plus tard, le cinéaste prend ses fans à rebours. Alors qu’on l’attend une fois de plus sur le terrain du film archi-ambitieux, au style baroque assumé et aux imbrications multiples, le Californien fait une incursion dans la comédie romantique. Qui plus est, avec un film d'à peine 90 minutes. On peut déceler dans Punch Drunk Love les prémices du virage à venir dans l'oeuvre de PTA. Déjà, le film se concentre sur deux personnages. Le cinéaste canalise son ambition, l’émotion peut alors percer plus facilement. La mise en scène elle-même évolue. Si les plans-séquences forts, les prouesses techniques, sont toujours au programme, Punch Drunk Love permet à l’auteur de faire correspondre totalement fond et forme, sur un mode mineur, par la sublimation des codes du cinéma romantique. A fleur de peau, entièrement tourné vers un amour qui lui tend les bras, Barry Egan (Adam Sandler) n’a que faire de la justesse : tout en lui est décalage et excès. L’outrance permanente devient logique. Cependant, la réception du film est bien deçà des standards du réalisateur. Le résultat commercial est médiocre, même pas de quoi éponger le budget. La critique ne lâche pas totalement le réalisateur mais nombreux sont ceux qui attendaient autre chose, un "grand film" à la hauteur de Magnolia. Déjà, PTA est critiqué parce qu'il n'est pas là où on l'attend.
Le trop est l’ennemi du bien
Après cet intermède, Anderson revient avec ce qui lui a permis de séduire critiques et spectateurs. Plus encore que Magnolia, There Will Be Blood est fait pour intimider : fresque historique assumée sur l’Amérique et ses vices, casting de rêve, mise en scène virtuose. PTA revient à ses premières amours et le triomphe est à la hauteur des attentes : Ours d’argent, Oscars, critique conquise, film proclamé culte dès sa sortie. There Will Be Blood ressemble pourtant à un moment de stagnation pour le réalisateur et même à une régression tant il semble écrasé par le poids de son ambition, par l’envie évidente de ne pas d'abord être simplement un film, mais un chef d’œuvre. Majestueux certes, There Will Be Blood est également ampoulé. Qu’importe, le public répond présent (76 millions de dollars de recettes pour un budget de 25 millions). Parmi les enthousiastes, Eric Libiot senflamme dans sa critique pour L'Express et qualifie le film "d'oeuvre sidérante, d'une densité exceptionnelle, mise en scène comme peu le sont ". PTA nourrit légitimement des attentes autour de son prochain film, attendu comme le digne successeur de There Will Be Blood. Sauf qu'après avoir tout donné sur le terrain qui l’a révélé, PTA est décidé à passer à autre chose, et ça, tout le monde n'est pas prêt à l'accepter.
Le génie mal-aimé
PTA n’hésite plus à surprendre son public et n’a plus rien à (se) prouver. Son cinéma va se faire plus simple, plus limpide et moins ostentatoire, avec The Master. Ici, tout fait sens et le film épouse parfaitement son sujet principal : la fascination qui s'exerce entre deux êtres. Happé par les personnages qu'il tente de saisir, le réalisateur laisse apparaître des failles dans sa volonté de toute-puissance. La mise en scène ne peut tout contrôler quand les personnages sont si forts. Joaquin Phoenix y est pour beaucoup, les autres personnages ne sont pas en reste et Paul Thomas Anderson se met à leur service ; sa mise en scène mute en permanence au rythme de leurs humeurs et de leurs craintes. The Master, le plus grand film du prodige Anderson ? Ce n’est pas du tout l’opinion générale. Le résultat commercial est décevant, la critique est plus partagée qu’à l’accoutumé et de nombreux fans s’étonnent devant ce film à la narration très alambiquée où la bravoure de la mise en scène n’est plus le seul mot d’ordre. Anderson récolte ce qu'il a semé : en imposant une patte très reconnaissable et en plaçant ses films sous le signe de la maîtrise absolue, il s'est attiré des adeptes réfractaires au changement, peu importe que cela soit pour le mieux. On peut lire ici et là que le film est obscur, trop long. The Master devient l'oeuvre la plus complexe de Paul Thomas Anderson, sans doute trop pour nombre de ses disciples. Eric Libiot, pour L'Express toujours, ne cache pas sa déception : "Paul Thomas Anderson, surnommé PTA par ses camarades de cour, est un premier de la classe qui peut avoir tendance à se reposer sur ses lauriers". Ce cher PTA, si brillant, a trahi les siens qui ne s'attendaient pas à ce qu'il leur tourne le dos et prenne une autre direction. Et pourtant, ils n’ont encore rien vu…
Inherent Vice est adapté de Thomas Pynchon, un auteur qui requiert normalement un laisser-aller impensable pour le Paul Thomas Anderson control freak des débuts. Si Phoenix est encore omniprésent, impossible ici de s’attacher pleinement à lui puisque son personnage, comme le récit, reste totalement vaporeux. De quoi perdre définitivement les fans de PTA de la première heure, alors que le jeune prodige laisse définitivement la place à un auteur mature, capable de mettre son talent au seul service de l'histoire. Dans Inherent Vice, le sens du cadre, la capacité à établir des liens logiques tout en riant en même temps de ce qui nous est montré ; tout est remarquable. Et pas besoin de plan-séquence majestueux pour épater. Sauf bien sûr lorsque cela sert le film, comme lors de la scène de sexe mémorable entre le Doc (Joaquin Phoenix) et Shasta Fay Hepworth (Katherine Waterston) : un modèle de tension, d’érotisme et de fascination ; une bulle dans le récit où le personnage de Doc ne se laisse plus aller à l’abandon, prisonnier de cette femme obsédante qui refuse de sortir du plan, un plan qui s’éternise encore et encore.
Encore plus que pour The Master, le public est déboussolé. Aux Etats-Unis, le film a gagné à peine 11 millions de dollars pour un budget de 20 millions, et la critique n'a jamais été si partagée. En France par exemple, Inherent Vice fait la couverture des Cahiers du Cinéma et de Positif, mais nombreux sont ceux qui parlent d'un ratage. Les dithyrambes de There Will Be Blood sont loin pour un auteur qui construit pourtant enfin quelque chose de grand. Le désamour est total pour les fans de la première heure, ceux qui ont tant apprécié les premiers films de Paul Thomas Anderson, tellement subjugués par ses facilités de mise en scène qu'ils en ont ignoré les défauts. La critique de Paul Chambers, qui a travaillé pour CNN pendant quinze ans, résume cet état d'esprit. Le film lui semble "incompréhensible et pas drôle". Il ne lui pardonne pas d'être "un gâchis du talent de son réalisateur". En une phrase, il résume ainsi le malentendu concernant Paul Thomas Anderson, un malentendu qui s'explique par le degré d'accomplissement impressionnant de ses premiers films et par son assurance débordante : croire que toute sa carrière il allait exploiter le même filon et nourrir le spectateur avec ce qu'il savait faire, sans passer à une autre recette. Seulement, PTA a décidé d'emprunter une autre voie. Un regard neuf, délesté de la nostalgie envers cette "grandeur" passée est aujourd'hui nécessaire pour apprécier ses derniers films, les plus accomplis. Certains ne semblent vraiment pas enclins à lui accorder cette faveur. Eric Libiot, par exemple, est très déçu par son poulain. Dans sa critique d'Inherent Vice, il rappelle une fois de plus son amour pour There Will Be Blood "chef-d'oeuvre ambitieux, énorme et romanesque sur l'histoire des Etats-Unis" tandis qu'il s'inquiète de la tournure que prend la carrière d'Anderson : "le gars commence sérieusement à perdre des plumes" assène-t-il. Seuls les acteurs trouvent encore grâce aux yeux du plus grand nombre qui se raccroche désespérément à ce qu'il reste de performance. De quoi confirmer, alors que Inherent Vice sort en même temps que Birdman, film performatif acclamé, que la complexité et la beauté sont loin de faire autant recette que l’épate.
En vrai @Flol se pâme devant cet article qui est celui qu'il a toujours rêvé d'écrire.