Qui sont les Cassandre capables de prédire les succès à Hollywood ?
Quel est le point commun entre Fighter, Mes meilleures amies, Magic Mike ou encore The Social Network ? Ils devraient tous leur succès à la « méthode Monte Carlo », une technique probabiliste de jeux de hasard appliquée au cinéma, que leur producteur, Ryan Kavanaugh, a élaborée afin d'être sûr de faire un carton box-office. La recette du succès ? Maintenant que la société de Kavanaugh est en faillite, le doute s’est installé, mais ça n'empêche pas d'autres prévisionnistes de s'estimer capables de déterminer à l'avance ce qui va marcher et ce qui va se planter : il y a ces trois étudiants qui épluchent les statistiques de Wikipedia, cette startup qui s’appuie sur les mots-clés des scénarii pour mieux jauger l’intérêt d'en faire des films, etc. On sait ce que vous pensez : si on pouvait prédire les scores des films au box-office, ça se saurait. Green Lantern n’aurait jamais vu le jour, mais La Porte du Paradis non plus. Ca n'empêche pas pour autant des petits malins de vouloir jouer les Cassandre...
« La Famille Bélier ? Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? Des succès assurés ! Ces films parlent à tout le monde ! » : cette phrase, vous l'avez peut-être entendu... mais a posteriori. Car, la veille de la sortie, chapeau bas à celui ou celle qui misait sur leurs 7 et 12 millions d’entrées respectives en France. Aux Etats-Unis, on joue sur Hollywood Stock Exchange, plate-forme de paris en ligne sur les sorties ciné. Aux dernières nouvelles, aucun de ses internautes n’a été débauché par une major, mais on peut toujours y boursicoter. Il y a par contre un producteur qui, s’il s’était contenté de jouer en ligne, n'aurait pas fini par comparaître devant un tribunal, c’est Ryan Kavanaugh. Il y a peu, le fondateur de Relativity Media LLC (17 milliards de gains pour 200 films produits affirme Wikipedia) menait encore la grande vie, voyageait en jet privé, copinait avec DiCaprio et offrait des cadeaux inestimables à « ses » actrices... En janvier dernier, le New York Magazine dressait son portrait, décrivant sa grandeur puis sa décadence récente de self-made man. En lisant ce récit, on se dit que s’il est bien un film sur lequel on pourrait parier les yeux fermés, comble de l’ironie, ce serait le biopic de cet insatiable producteur. Dans le monde mathématiquement réglé de Kavanaugh, Ryan Kavanaugh produirait lui-même le film retraçant sa vie et relancerait Relativity Media LLC grâce à son succès. Dans un monde mathématiquement parfait...
Les gagnants ne tentent pas leur chance
Petit flashback. A la fin des années 2000, Ryan Kavanaugh est plein d’espoir : après le petit succès du remake pourtant fragile de 3h10 pour Yuma avec Russell Crowe et Christian Bale (55 millions de budget et 70 millions gagnés), il démarche différentes boîtes de productions avec son concept : « Monte Carlo ». Grâce à celui-ci, il se présente, quelque peu abusivement, comme le producteur à succès de Magic Mike ou The Social Network, qu’il aura toutefois réellement aidés à financer mais surtout à « greenlighté » grâce à sa fameuse « méthode Monte Carlo ». Quelle est-elle ? Kavanaugh emprunte aux jeux de hasard cette technique probabiliste, capable de jauger l’indice de profitabilité d’un film grâce à un ensemble confidentiel et vertigineux de données (des statistiques établies en fonction des réalisateurs, acteurs, genres, budgets, dates de sortie, etc.).
C'est beau, mais inquiétant : s'il existe une formule infaillible pour prédire le box office, ne risque-t-elle pas de diminuer la valeur artistique des films ? Thomas Messias, professeur de mathématiques et rédacteur cinéma pour Playlist Society et Slate, est sceptique : « Je ne crois pas vraiment aux modèles mathématiques en matière de cinéma. Il existe bien sûr quelques axes permettant de prédire une carrière en salles. On peut notamment supposer que les films d’un même réalisateur vont connaitre une décroissance lente, « logarithmique », après un méga hit. Seulement, en tant que cinéphile, je veux croire que le box-office garde une part d’imprévisible, au fait qu'un film inattendu embarque les spectateurs et que de grosses machines se cassent la gueule parce que les gens préfèrent aller prendre l'air ». La crainte, légitime, d’une uniformisation de la production cinématographique conséquente à la méthode de Kavanaugh rend le succès, même provisoire, de Relativity Media LLC d’autant plus remarquable.
Kaa-vanaugh : « Aie confiance ! »
Ryan Kavanaugh a scellé le deal d’Iron Man pour Marvel l’année du lancement de Relativity Media LLC, mais cette dernière s'est spécialisée dans les « Golden Pictures » et non les blockbusters. Les « Golden Pictures » ? Des films qui réussissent à allier succès public et critique, tout en récoltant un maximum de nominations aux Oscars et autres cérémonies. Les dizaines de milliers de combinaisons de variables de la méthode Monte Carlo auraient ainsi permis à Fighter, Mes meilleures amies ou Magic Mike d’obtenir le feu vert de Kavanaugh avant de devenir de grands succès coproduits par sa société. En dix ans, Relativiy Media LLC a produit, coproduit et/ou distribué plus de 200 films et objectivement généré 17 milliards de dollars. Ironiquement, l’approche « à la Moneyball » de Kavanaugh ne l’a pas poussé à produire Le Stratège pour autant, film dont l’intrigue, qui se déroule dans le monde du base-ball, repose précisément sur un travail d’estimation de succès et de profitabilité. Le comble ? C'est la nature même du film qui a refroidi le producteur, le sport n'étant pas une thématique « bankable » au cinéma à ses yeux... Mais peut-être Kavanaugh a-t-il vu ce projet comme un miroir déformant ? Le reflet de lui-même que lui renvoyait Billy Beane, incarné par Brad Pitt dans le film de Bennett Miller, avait de quoi l'embarrasser. Le portrait de Kavanaugh paru dans le New York Magazine mentionne, par exemple, une réunion avec chiffres à l’appui concernant un projet de prequel aux Incorruptibles par Brian De Palma et avec Nicolas Cage comme indicateur de faillibilité du système. Un employé témoignant anonymement se souvient avoir réussi à faire l’impasse sur la tornade enthousiaste et le charme de «Kaa-vanaugh» pour relever un détail : le flop de Snake Eyes avait curieusement été omis dans le calcul...
De par son intérêt historique pour les fables, on aurait naïvement pu imaginer que l’industrie hollywoodienne réserverait à ses héros de fictions les rôles d'affabulateur prétendument capable de prédire les succès en se basant sur d’inexplicables intuitions, comme s’ils étaient directement liés aux Dieux du cinéma. Or, cet homme dépliant des listes de chiffres assommantes et cherchant à faire de Hollywood un clone sans âme de Wall Street a finalement été perçu pendant des années comme le messie. A tel point qu’aujourd’hui encore, Hollywood ne souhaite pas le voir disparaître. En début d’année, Relativity Media a même pu fusionner avec Trigger Street Productions, la société de Kevin Spacey, pour espérer renaître de ses cendres. Face à cette seule obsession du chiffre à Hollywood, on pourra parler de dérive, supposer qu’il y a quelques décennies cela aurait été différent dans l’usine à rêves californiennes. Mais encore récemment dans Ave César !, les liens entretenus par le système de production cinématographique et le capitalisme se devaient d’être rappelés. Quand les frères Coen filment un château d’eau jouxtant les studios lors du plan final de leur comédie, ils le font immanquablement ressembler à un derrick destiné au forage du pétrole...
« L'industrie du cinéma est nulle pour repérer les réussites »
L’imprévisibilité et la versatilité du facteur humain, qu’ils interviennent au début de la chaîne (comme producteur) ou bien au bout (comme spectateur), demeurent les plus grandes inconnues. Le réalisateur américain Patrick Wang (In the family, Le secret des autres), diplômé en économie, se souvient de travaux menés par ses anciens camarades du MIT : « Quand j’étais étudiant, d’autres élèves cherchaient à prédire le succès de scénarii à travers des modèles mathématiques. Je pense que les modèles quantitatifs ne peuvent être de puissants facteurs prédictifs du comportement humain que s’ils sont dirigés par des personnes perspicaces. Or, l'industrie du cinéma est tellement nulle pour repérer les réussites d’un point de vue cinématographique que je ne peux pas m’imaginer ces personnes capables d'identifier des réussites mathématiques ». Wang poursuit : « Si ces modèles étaient convaincants, ils le seraient pour les films qui le sont le moins ». On y revient. Toujours cette peur face à la perspective d’une omniscience mathématique : la mort future des beaux films imparfaits, ces films dont on se ficherait presque qu’ils ruinent un studio et fassent perdre des milliers d’emplois pour peu qu’ils rentrent dans l'Histoire.
David Stiff, le créateur de la startup Vault, fait lui aussi partie de ceux qui pensent avoir trouvé la solution pour prédire le box-office et qui repousse à plus tard leur réflexion sur la pérennité strictement artistique du milieu. La force de sa proposition est de ne pas simplement se baser sur des statistiques passées et comparables, mais de les combiner avec la matière première du film étudié, à savoir les éléments-clés lisibles dès l’étape du scénario (tags, personnages, thèmes, indications sur la violence potentielle, etc.). Vault permet de s’interroger avant même la mise en production du projet, contrairement à MoviePilot par exemple, autre prédicateur qui attend que le film soit à la veille de sa sortie en salles pour proposer une estimation du box-office en se basant sur un ensemble de stats mixant vues YouTube, tweets et autres requêtes Google. Prévoir un succès avant même que le film ne soit tourné : c’est cela qui intéresse le plus les majors. Sur le site de Vault, on est évidemment invité à cliquer sur l’onglet « Prédictions » et à vérifier aujourd’hui que leur taux de fiabilité reste élevé... Evidemment. Jusqu'à l'année dernière, Ryan Kavanaugh clamait sur les toits que sa méthode Monte Carlo était fiable à 80 % alors qu'il avait déjà accumulé plus de 300 millions de dollars de dettes... Soyons honnêtes : ce taux de réussite flatteur de 80 % n’était pas forcément inexact, puisque obtenu en prenant compte d'un grand nombre de petits films certes bénéficiaires mais ne rapportant presque pas d’argent.
Du côté de Vault, on se montre plus prudent en tous cas, en communiquant autour d'un pourcentage de « 65 à 70 % » d’exactitude grâce à ses calculs. Quand on observe les résultats sur le site, on constate que les prédictions ne sont pas très aventureuse : pour être « greenlightées » selon Vault, il faut qu'un projet espère gagner une certaine somme, certes, mais celle-ci est bien trop faible qu’on la trouve admirable. Exemple : The Gift, modeste film horrifique BlumHouse et 1ère réalisation de Joel Edgerton, a coûté 5 millions de dollars, comme toujours avec le producteur Jason Blum, en a rapporté 43, et chez Vault, on estime être des prédicateurs émérites parce qu'on a deviné que le film dépasserait la barre des 8 millions de dollars. Chapeau... Annoncer que The Gift rapporterait plus de 40 millions, ça, ça aurait eu de la gueule ! Un rapide scrolling permet aussi de relever plusieurs projets mésestimés plus gênants que d’autres, comme d’avoir supposé que Straight Outta Compton ferait moins de 30 millions de recettes, l'équivalent de son budget, alors qu’il en a finalement rapporté 160 sur le seul territoire américain... S’il suffit parfois d’un flop pour couler une société de productions, il peut suffire d’une prédiction maladroite pour invalider la crédibilité d’une méthode de calcul de box office.
Lisez l'avenir d'un film dans les entrailles de Wikipedia (plutôt que dans les culs)
Nous avons une question à vous poser. Comment pensez-vous que nous ayons trouvé les chiffres des budgets et recettes des films cités jusqu'ici ? Wikipedia, évidemment. Nous sommes loin d’être les seuls à nous tourner vers cette base de données ; c'est le réflexe premier de l'internaute désireux de comprendre ce qui fait ou non le succès d’un film aujourd’hui... Trois étudiants d’Oxford et de l'Université de Technologie de Bucarest ont donc oeuvré en commun et rassemblé un grand nombre de donnés disponibles sur la fameuse plate-forme encyclopédique. Avec un but, le même que Kavanaugh : trouver la formule magique, la clé du box-office mondial.
Pour cela, ils se sont concentrés sur quatre informations : le nombre de vues de la fiche film, le nombre d’éditions de la fiche, celui des utilisateurs ayant procédé à ces éditions et enfin le nombre de révisions listées dans l’historique de la fiche. Leur algorithme leur a permis de prédire les recettes au box office de 312 films avec un taux d'exactitude moyen de 72 %. Et plus un film a eu du succès, plus la prévision de nos étudiants a été précise. Pour Patrick Wang, le piège de ce type de calcul tient moins dans la formule que dans sa provenance : « Du fait que ces indicateurs de succès s’intéressent de moins au moins au box-office et de plus en plus aux comportement des internautes, je m’attends à une hausse de résultats truqués dans le but de faire croire au succès de ces modèles mathématiques. Par exemple, Netflix me dit que d’après eux je devrais donner la note de 4,2 sur 5 à la série Marco Polo. C’est ce que nous, économistes, appelons « sortir des données de son cul » ».
L’inquiétude face à ces modèles de prédictions du box-office dépend du degré de cynisme ou d’indulgence du spectateur, selon qu’il panique à l’idée de voir produits à la chaîne des Batman vs. Ant-Man ou bien une floppée de rom-com douces-amères avec Chris Pratt et Kristen Wiig. Dans tous les cas, il faudra bien qu’une salle propose La Porte du Paradis en contre-programmation pour satisfaire tous les cinéphiles.
Je ne saurais que vous conseiller cette lecture !
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