La question qui fâche

Moi, Daniel Blake : ultime consécration ou Palme d’Or de trop pour Ken Loach ?

Dossier | Par Chris Beney | Le 26 octobre 2016 à 14h05

En 2016, il souffle ses 80 bougies, compte 50 longs et courts-métrages à son actif et fête un demi-siècle de carrière : c'était déjà l’année de Ken Loach avant même la Palme reçue à Cannes, en mai dernier. Les médias ne s’y trompent pas, notamment ARTE qui dédie une soirée au cinéaste anglais, avec la diffusion de Sweet Sixteen et d’un documentaire inédit, et la mise en ligne d’un documentaire interactif, articulé autour du tournage de Moi, Daniel Blake. Sauf que ce dernier, récompensé par la plus haute distinction cannoise à la surprise quasi-générale, n’est pas sans poser problème.

« Observer avec un objectif qui correspond à l’œil humain, utiliser une lumière naturelle, pas un éclairage de studio, faire des mouvements de caméra uniquement justifiés par l’action » : Ken Loach résume ainsi sa feuille de route dans le documentaire en ligne qui lui est consacré, La Méthode Ken Loach. Chez lui priment le discours et les acteurs, le souci de réalisme et d’authenticité, plutôt qu’une mise en scène ostentatoire. Ca ne fait pas de lui un styliste, certes, mais ca n’en fait pas moins un cinéaste, pour peu que l’on considère que bien raconter une histoire, se servir de la caméra comme d’un outil pour éclairer les masses - à tous les sens du terme - et témoigner de son temps relèvent autant de cet art que de raisonner uniquement en travellings et en focales. L’une et l’autre de ces approches ne sont pas exclusives, mais Moi, Daniel Blake l’a peut-être oublié, privilégiant la première au détriment totale de la seconde. Le jury cannois s’est-il trompé, épaté par l’indignation salutaire qui porte le film, lui qui majoritairement a peut-être vu peu de Loach, malgré sa présence historique sur la Croisette ? A-t-il rendu hommage à un combat de longue haleine davantage qu’à un film ? Ou a-t-il vraiment trouvé à Moi, Daniel Blake de véritables qualités cinématrographiques ?

Pire qu'une Palme décevante, un Loach raté

Jonathan Morris, chef monteur de Loach depuis 1980, le rappelle en substance : le réalisateur du Vent se lève ou Land and Freedom ne cherche pas la beauté pour la beauté, mais le réalisme. S’il utilise peu de musique généralement, c’est parce qu’il la perçoit comme vectrice d’émotions, donc comme un instrument de manipulation du spectateur... Dans Moi, Daniel Blake, le héros jongle avec la souris d’ordinateur dans son agence pour l’emploi, ne sachant comment bouger le curseur à l’écran. L’héroïne, elle, crevant de faim, ne s’embarrasse plus du regard des autres et s’ouvre une conserve dans une banque alimentaire pour la vider d’un trait. En quoi ces deux moments sont-ils moins manipulateurs que de passer de la musique ? L’un, parce qu’il est un ouvrier au chômage, plus tout jeune et célibataire, devrait ignorer jusqu’à la façon dont on utilise une souris (et ne même pas daigner regarder les autres utilisateurs autour de lui), et ainsi déclencher un bref rire pathétique dans le public ? L’autre, parce qu’elle est désespérée, devrait perdre soudain sa dignité et embuer nos yeux de larmes ?  

« C’est pas mal, non ? C’est assez parlant » fait remarquer Ken Loach sur le tournage de la séquence de la banque alimentaire de Moi, Daniel Blake. Pour Loach, l’image vaut pour discours. Pas même l’agencement entre elles. Leur montage est très linéaire reconnaît Jonathan Morris, il ressemble à un bout-à-bout. A ce stade de la création, les initiatives se limitent à de rares permutations de séquences par rapport au script initial (permutations permises parce que le film suit deux personnages en parallèle et pas un seul). Nous sommes face à un cinéma démonstratif dont l’unité première est le plan : chaque plan se doit de dresser un constat édifiant en même temps qu’il raconte l’histoire déjà blindée de situations toutes aussi édifiantes par le scénariste Paul Laverty (dont on peut se demander s'il n'est pas responsable de l'alourdissement du cinéma de Loach). C’est parlant, effectivement. Très parlant même. Tellement que cela en devient misérabiliste ; un reproche qu’il était jusqu’à présent très difficile de faire au réalisateur. Il est d'ailleurs paradoxal de voir Ken Loach travailler avec sa petite équipe, sans porte-voix et sans même jamais élever la voix, alors que chaque scène de Moi, Daniel Blake hurle ses intentions, faisant fi de toute subtilité dramatique ou esthétique. Au point de brouiller le message ou de céder au consensuel ? Curieux en tous cas de voir Le Figaro, quotidien de droite, célébrer le film et louer sa manière « d'envoyer la classe ouvrière au paradis », sans exprimer de gêne particulière...

La recherche de l’authenticité documentaire aurait-elle incité le réalisateur à forcer le trait, à mettre en scène des personnages archétypaux plutôt que des êtres plus nuancés ? Loach excelle dans le choix de ses acteurs, c’est indéniable. Ses comédiens sont toujours ou presque des gens du cru, pas ou peu vus auparavant au cinéma, des « geordies » par exemple, comme on dit à Newcastle, la ville où se déroule Moi, Daniel Blake. Saisissants de naturel, les acteurs castés se documentent, refaisant le parcours que Loach et de son scénariste et complice Paul Laverty ont fait pour donner naissance à leur histoire : rendez-vous à l’agence pour l’emploi, visite d’un centre d’hébergement pour femmes, etc. Le réalisateur anglais le dit : il est persuadé qu’aucun comédien, quel qu’il soit, ne peut faire mieux qu’à sa première prise. On se demande alors si Loach ne devrait pas faire du théâtre plutôt que du cinéma, lui qui tourne en plus dans l’ordre chronologique de l’histoire, en laissant volontairement ses acteurs dans l’ignorance de la séquence suivante.

Aucune Palme n'est de trop pour Ken le survivant

Qu’est-ce qui motive Ken Loach ? La quête du chef-d’œuvre artistique ? Le souci de construire une œuvre ? Avant toute chose, Loach est un militant. S’il est revenu au cinéma à l’automne 2015, après avoir annoncé sa retraite en 2014, c’est parce que le parti Conservateur avait été réélu à la tête du Royaume-Uni. A 79 ans, le réalisateur regagnait les plateaux de tournage comme un vétéran repart au front, à l’exception que lui ne défend pas une nation ou ses chefs, mais le peuple des opprimés dont il s’est fait le porte-parole. Comme il le dit lui-même, Loach fait « un cinéma qui représente les intérêts du peuple face à ceux qui possèdent le pouvoir et la force ». On peut être sûr que si le réalisateur travaille, c’est parce que la situation le nécessite et qu’elle est grave. Loach est le baromètre de notre état de félicité et ce dernier est très bas, depuis longtemps.

Une journaliste anglaise l’a fait remarquer lors de la conférence de presse de Moi, Daniel Blake à Cannes. Il y a 50 ans, Ken Loach réalisait Cathy Come Home, téléfilm dans lequel une femme perdait tout à cause de l'intransigeance des pouvoirs publics, et aujourd’hui, il raconte une histoire identique ou presque, comme si rien n’avait changé. C’est triste, mais ce n’est pas parce que rien ne change que l’œuvre de Loach reste vaine. Elle n’a pas vocation à changer le monde mais à l’éclairer, d’une lumière crue quand il se détraque, plus chaleureuse quand transpirent de la misère le courage et la dignité. « C’est le réalisateur de gauche le plus subversif du Royaume-Uni et un parfait gentleman » dit-on de lui dans La Méthode Ken Loach. Le plus militant aussi, lui qui se pose en plus en défenseur des opprimés mais aussi du cinéma indépendant face à la production dominante, y compris en France où il signe et relaie la pétition pour l’agrandissement du cinéma municipal du Méliès de Montreuil en 2007 (contre les gros exploitants qui l’empêchent), où il défend récemment 3000 nuits lors de sa projection à l’Institut du Monde Arabe, un film jordanien interdit deux fois de projection par la mairie d'Argenteuil.

Loach est un homme et un cinéaste de valeurs. L’approche documentaire de Moi, Daniel Blake ne doit pas être confondue avec de la négligence. En amont, il fait ses repérages, à la recherche d’endroits chargés de sens, comme cette rue piétonne où s'alignent les magasins discounts et les prêteurs sur gage. « C’est la rue des gens qui n’ont rien » constate Loach. Sur le plateau, on le voit particulièrement attentif aux placements des comédiens et surtout des figurants. Il prend son temps pour les installer dans la file d’attente à l’entrée de la banque alimentaire. Il ajuste parce que les gestes ont leur importance : d’accord pour que Daniel Blake intime au fils de celle qu’il vient de rencontrer de marcher sur le trottoir, mais après sa mère alors, parce que même si elle vit dans la misère, elle n'a besoin de personne pour être responsable et attentive à sa progéniture. Loach se préoccupe du cadre auprès de son directeur de la photo, fait des essais pour trouver le bon axe de prise de vue et s’inquiète de savoir si l’objectif 85 mm est vraiment le bon pour son plan. « Ne nous en voulez pas si on vous donne l’impression de ne rien faire, parce qu’intérieurement, on panique » lâche-t-il à la cantonnade. Et tout ce travail est accompli précisément pour devenir transparent, pour mettre le cinéaste en retrait de son film au profit de l’histoire et des personnages, parce que faire autrement reviendrait à tirer profit d’eux, à exploiter. A l’écran, si on fait n’importe quoi avec une souris d’ordinateur, si on ouvre une conserve et qu’on se jette dessus, trop affamé pour en avoir encore à faire des autres, c’est que cela arrive dans la réalité. Et si ça fait too much, c’est parce que comme le dit l’adage, la réalité dépasse la fiction. C’est pour ça que Loach veut rendre compte de la première plutôt que de nourrir son égo avec la seconde.

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17 commentaires
  • cath44
    commentaire modéré @ChrisBeney je suis plutôt d'accord avec une bonne partie de cet article très intéressant. Sans doute, que Loach donne une priorité au réalisme, à ce qui peut faire "vrai" , qu’il a sans doute privilégié plutôt le fond que la forme ,que le scénario s'attache à démontrer comme un documentaire les injustices et absurdités d'une administration déshumanisante. On peut le taxer de manichéisme , je trouve à ce film beaucoup de qualités, outre celles décrites par @elge, mais aussi pour le jeu des 2 principaux acteurs. Il fait de cet homme non une victime mais un homme qui reste debout, garde sa dignité , et animé par cette solidarité envers les autres .....Les scènes citées ne m'ont pas choquées , et même si elles m'ont effectivement émue, je n'y ai pas vu aucune prise d'otage émotionnelle. Loach reste un cinéaste humaniste qui a le courage de dénoncer, sans cynisme et il le fait à travers un beau personnage.
    29 octobre 2016 Voir la discussion...
  • alexandremathis
    commentaire modéré Assez d'accord avec toi @chrisbeney, à l'exeption de la scène de la banque alimentaire, que je trouve très juste et à bonne distance. Tu oublies, dans les défauts, ces infames fondus au noir pour boucler des scènes qu'il ne sait pas comment finir. Ca appuie le sentiment de linéarité et de démonstration du film.
    30 octobre 2016 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @alexandremathis C'est vrai que, maintenant que tu en parles, ces fondus au noir ne sont pas très heureux...
    31 octobre 2016 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @cath44 Je crois que ce qui m'a le plus dérangé finalement, c'est qu'à chaque fois qu'une porte se fermait sur Daniel Blake, j'avais l'impression que ce n'était pas le système ou la fatalité qui la bouclait ensuite à double tour, mais Ken Loach ou plutôt son scénariste Paul Laverty. Parce qu'il faut démontrer avant de montrer, rendre chaque séquence édifiante. C'est pour cela que j'ai eu cette impression de misérabilisme parfois, alors que jamais je ne me serais permis de dire ça d'un Loach auparavant
    31 octobre 2016 Voir la discussion...
  • Rchrt
    commentaire modéré Il y avait des bananes, des pommes, des biscuits, des pancakes… Lui faire choisir une boîte de sauce, comme pour évoquer Adrien Brody dans Le Pianiste, j'ai trouvé ça rien moins qu'outrancier.
    2 novembre 2016 Voir la discussion...
  • Charlie
    commentaire modéré @Reixis pas faux...
    2 novembre 2016 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré J'avais pas lu l'article. Bon on est tous d'accord.
    " c'est qu'à chaque fois qu'une porte se fermait sur Daniel Blake, j'avais l'impression que ce n'était pas le système ou la fatalité qui la bouclait ensuite à double tour, mais Ken Loach ou plutôt son scénariste Paul Laverty. Parce qu'il faut démontrer avant de montrer, rendre chaque séquence édifiante. "
    Oui.
    On a jamais l'impression de sentir le système oppresser les individus mais le scénariste derrière qui s'agite à trouver à chaque fois une brèche pour enfoncer ses personnages (ou les tuer artificiellement).
    Le problème de ce Loach c'est qu'il ne fait jamais confiance à l'intelligence du spectateur. Cette volonté d'être le plus édifiant possible le prouve. Il nous prend pour des idiots.
    On peut faire un film manichéen, pas forcément subtil et démonstratif de qualité. Mais il faut sentir l'intelligence dans la manière d'orchestrer un propos pour qu'on adhère à cette même démonstration. Quand les procédés sont trop faciles ou artificiels, tu ne peux pas y croire.
    T'es juste énervé d'être pris pour un con.
    7 novembre 2016 Voir la discussion...
  • ProfilSupprime
    commentaire modéré @Cladthom Tu confond avec Kechiche
    16 octobre 2018 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré Kechiche est plus moralisateur et donneur de leçons c'est encore un autre souci.
    7 novembre 2016 Voir la discussion...
  • Sleeper
    commentaire modéré @Cladthom tous les gens qui se plaignent d'etre pris pour des cons ne comprennent pas que ce film ne leur est peut etre pas adressé, n'envisagent pas que si Loach "ne fait jamais confiance à l'intelligence du spectateur" dans ce film c'est aussi et surtout en réponse à la bêtise politique de ses compatriotes
    7 novembre 2016 Voir la discussion...
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