Zero Dark Thirty : L’ombre de la torture à l’épreuve du cinéma
« Apologie de la torture », le mal est dit. C'est en ces termes peu reluisants qu'est décrit Zero Dark Thirty par ses plus virulents détracteurs. Kathryn Bigelow n'aurait certainement pas imaginé créer une telle controverse en s'attaquant au sujet, épineux certes, mais passionnant, de la traque du terroriste le plus recherché au monde.
Derrière l'expédition punitive menée tambour battant par une Amérique interloquée par ses propres contradictions, le "Zerodarkthirtygate" reflète combien le malaise autour de la torture dans la fiction est persistant, les frontières entre le réel et le factice demeurant trop imprécises pour ne pas souffrir de la science subjective de l'interprétation.
L'agitation autour d'un tel sujet s'explique par un paradoxe : la torture fascine autant qu'elle repousse. Au cinéma, sa représentation a muté pour devenir un genre à part entière, alimentant l'attraction morbide du spectateur jusqu'à banaliser sa pratique et par extension, renvoyer une image faussée et romanesque. Dans Zero Dark Thirty, la collision de cette torture de cinéma avec la réalité soulève la question épineuse de sa représentation à l'écran.
Du tabou au voyeurisme
Montrer des images explicites de torture relèverait presque de la norme aujourd'hui. Il fut un temps plus sombre, dans les années 60, où la censure exerçait son pouvoir au cinéma et dans les journaux français. Des temps rongés par la guerre d'Algérie, où la confidentialité des exactions de l'armée était une priorité. La torture se fait alors tabou.
Quelques cinéastes s'évertuent pourtant à l'aborder, par des chemins détournés ou en shot frontal, en assumant parfaitement le risque mesuré. Robert Enrico d'abord, réalisateur de La Belle Vie en 1962, évoque les actes commis par son protagoniste de soldat à travers la description de ses cauchemars. Trois ans plus tard dans Muriel ou le temps d'un retour, Alain Resnais pousse le vice jusqu'à évoquer ouvertement une scène de torture auquel son héros a assisté et participé, sur une jeune femme qui donne son nom au film.
Mais c'est Jean-Luc Godard qui ose aller le plus loin. Pour son Petit Soldat, le réalisateur d'A bout de souffle demande à son acteur Michel Subor de subir pour de vrai la gégène (torture par électrode) pour jouer la scène. Ce dernier s'essaie aussi au supplice de la baignoire. Lui qui résiste une minute et demie sous l'eau se voit tenir la tête vingt secondes de plus pendant le tournage. « Ça, c'est Jean-Luc. » dira l'acteur. Certes, les scènes de châtiment sont imputées au FLN mais l'essentiel, pour le cinéaste, est de les immortaliser sur pellicule : « J'ai voulu montrer que ce qu'il y a de plus terrible chez ceux qui la pratiquent, c'est qu'elle ne se discute pas. Je l'ai filmée de la façon la plus normale. ». Une liberté de ton et de mise en scène qui ne plaira guère au gouvernement gaulliste en place, qui prohibera l'oeuvre pendant trois ans.
Sujet explosif par son versant politique, la torture finit tout de même par s'installer progressivement dans le paysage cinématographique grâce au succès massif des films d'action. Le spectacle de la violence est une caractéristique forte d'un genre qui ne lésine par sur les moyens pour en mettre plein la vue au spectateur. Les scènes de torture y tiennent une place prépondérante, en particulier dans le thriller et le film d'espionnage, et se veulent d'un réalisme accru : la caméra ne se détourne plus et filme des supplices exaltant le spectacle visuel (les bijoux de 007 dans Casino Royale s'en rappellent encore).
« Maintenant, le monde entier saura que c'est en me grattant les couilles que vous êtes mort. »
Pourtant, cette représentation véhicule une rangée de stéréotypes et renvoie une vision partielle, assez limitée. La torture, ce n'est pas juste arracher des ongles ou cogner la mâchoire d'un individu : elle peut revêtir divers formes autres que la douleur physique. Des méthodes psychologiques très élaborées sont établies à base de privations sensorielles et de sommeil, d'utilisation des tabous religieux et culturels, d'actes d'humiliation (parfois sexuelle) et de déshumanisation, comme nous l'a montré le triste exemple d'Abou Ghraïb.
D'autre part, le cinéma nous donne l'impression que la torture n'est utilisée que dans des conditions précises (menace de la sécurité nationale, guerre), par des personnes bien spécifiques (agent secret, soldat, force de l'ordre...). C'est mettre de côté l'autre réalité, celle du quotidien des torturés hors des conflits armés, parce que ce sont des prisonniers, des opposants politiques, des femmes, des esclaves. Ce n'est pas un hasard si, dans son rapport annuel publié la semaine dernière, l'ONG ACAT condamne une « pratique endémique et tenace dans un pays sur deux » et souligne le commerce florissant des technologies de la torture.
L'autre genre cinématographique à avoir contribué à la généralisation du phénomène est le splatter movie. Tirant ses origines des saynètes macabres et sanguinolentes du théâtre du Grand Guignol, le film gore éclabousse aux yeux du monde entier dans les années 60 par l'apparition de films comme Orgie sanguinaire (Blood Feast) de Herschell Gordon Lewis et surtout La Nuit des morts-vivants de George A. Romero.
La mutation intervient à l'aube des années 2000 lorsque l'univers fantastique (sorcellerie, créatures démoniaques, zombies) est délaissé au profit d'un contexte réaliste et suffisamment crédible pour accroître l'immersion du spectateur. Saw de James Wan et Hostel d'Eli Roth ouvre la voie au torture porn, digne héritier du snuffmovie où la séquestration puis la torture d'un groupe d'individus est l'objet (voire l'intérêt) même du film.
Un genre n'ayant d'autre objectif que d'assouvir le voyeurisme et la curiosité malsaine du spectateur, en multipliant les séquences, souvent longues et en gros plan, sur les supplices subis par les victimes. La torture devient dès lors une arme de distraction massive, amorphe à toute réflexion psychologique, simple représentation de corps mutilés. Ici, les notions floues du bien et du mal sont clairement identifiées : le doute n'a pas lieu d'être.
Le jeu de l'ambiguïté
En fait, cet ordre scrupuleusement établi et manichéen s'est vu bouleversé par l'inversion progressive des valeurs. Autrefois, la torture constituait l'apanage du vilain nazi/japonais/communiste, qui détenait par ce pouvoir corrompu un ascendant sur le héros, incapable de commettre de telles atrocités sans compromettre son éthique, sa morale et donc sa stature héroïque. Luke Skywalker n'étrangle pas ses ennemis par la force, même si, avouons-le, ça lui aurait été fort pratique.
Désormais, l'acte criminel du grand méchant s'est transformé en acte nécessaire du héros, qui « sacrifie » son intégrité pour le bien de tous. Dans la série 24 par exemple, Kiefer Sutherland part du principe que la torture se justifie lorsqu'elle est utilisée en dernier recours (passons sur le fait qu'on en trouve 65 scènes durant les cinq premières saisons). Le choix est simple : ou le terroriste passe aux aveux ou des milliers de personnes meurent. La torture devient dès lors l'acte d'héroïsme ultime.
Le problème pour nous, spectateurs lambdas, c'est que notre seule expérience de la torture est celle que l'on vit à travers ces fictions. La torture est un sujet qui fait peur car elle montre toute l'horreur et la perversité de l'être humain. Du coup, les médias d'information ne diffusent aucune image, tout passe par la suggestion et - pire - l'imagination (bien qu'il soit très facile d'y accéder aujourd'hui via Internet). Puisque les images nous sont interdites, c'est l'industrie du divertissement qui ose les séquences chocs. Et puisque les points de comparaison manquent, même en sachant qu'on ne sauve pas le monde en 24h avec deux ou trois doigts coupés, on ingère cette vision fictionnelle, mâchée et recrachée pour être télévisuelle, parce que c'est la seule que nous possédons.
Zero Dark Thirty, bouc émissaire ?
Le 14 janvier dernier, l'acteur et membre de l'Académie des Oscars David Clennon, publie une tribune sobrement intitulée « Et l'Oscar de la meilleure promotion de la torture est attribué à... ». Il y explique, furieux, pourquoi il ne votera pas pour Zero Dark Thirty (« dans quelle catégorie que ce soit ») et incite ses collègues à faire de même, avant de comparer le film au Triomphe de la volonté, documentaire pro-nazi signé Leni Riefenstahl. Et bim, point Godwin.
Outre le caractère interdit de la démarche (un membre ne doit donner aucune indication sur son vote), il y a de quoi s'interroger quand le bonhomme conclut par « La morale de l'histoire ? Parfois, la torture, ça marche. La fin justifie les moyens ».
Des manifestation anti-Zero Dark Thirty ont éclaté aux Etats-Unis au moment de la sortie du film, comme ici à New York
Réducteur ? La construction du film est en tout cas sujette à interprétation. L'introduction, glaçante, pose illico un flou : alors que le fond reste désespérément noir, on y entend des cris, des voix paniquées qui se mélangent, des explosions. Le 11 septembre 2001 vécu les yeux fermés par nous, spectateurs aveugles et impuissants. Une courte entrée en matière qui, plus que n'importe quel plan du film, cristallise le désir de justice et de vengeance d'un peuple américain encore en train de panser ses plaies.
La scène suivante, celle qui est à l'origine du scandale, est une longue séquence de torture par waterboarding : un tissu posé sur le visage d'un prisonnier, de l'eau qu'on verse pour simuler l'asphyxie de la noyade, l'angoisse de la mort qui provoque des douleurs insupportables. C'est la combinaison de ces deux scènes enchainées qui peut porter à confusion, comme si l'une justifiait l'autre en dépit de son évidente condamnation morale. La dernière partie du film, l'assaut et la mort de Ben Laden, vient enfoncer le clou.
Le problème n'est pas de dire si oui ou non la torture a été utilisée par les forces armées américaines dans la traque de Ben Laden. C'est un fait avéré, comme le présente cet excellent documentaire, qui relaie notamment le discours plus qu'explicite du vice-président Dick Cheney au lendemain des attentats du World Trade Center : « Nous devons agir dans l'ombre, passer du temps dans les ténèbres du renseignement, là où se passent des affaires louches, dangereuses et sales. Pour cela, nous devons libérer de toute contrainte les services de renseignement pour qu'ils puissent conduire leur mission. »
La polémique, c'est le fait de dire que les informations qui ont amené à retrouver Ben Laden ont été obtenues sous la torture. Affirmer le contraire revient à se voiler la face mais l'Amérique, très frileuse sur le sujet, est sur le chemin de la rédemption depuis que l'administration Obama est au pouvoir, d'où cette levée massive de boucliers.
Face à ces critiques, Bigelow se défend en arguant qu'elle s'est contentée de relater une à une les étapes qui ont conduit à la capture du terroriste : « Cela ne signifie pas que la torture était la clé pour trouver Ben Laden. Cela veut dire que c'est une partie de l'histoire que nous pouvions ignorer ».
La réalisatrice n'ignore pas non plus que cette pratique s'est parfois soldée par un échec, ce qu'elle retranscrit notamment dans des dialogues entre Maya (Jessica Chastain) et Dan (Jason Clarke) et avec le rapatriement à Washington de ce dernier, ne supportant plus de s'adonner à ces actes pour des résultats quasi nuls.
Au fond, ce que l'on reproche à Kathryn Bigelow, c'est la non-adoption d'un point de vue partisan sur cette douloureuse question, de montrer plutôt que de démontrer. Aurait-il fallu que la réalisatrice lâche par l'intermédiaire d'un de ses personnages un fumeux « la torture, c'est mal » ? Le souligner l'aurait-il rendu plus palpable ? Ce besoin vital d'éclaircissement sur un film dont le but n'est ni de décrier ni de faire une apologie (ni le sujet, en fait) est une preuve de l'extrême complexité morale et psychologique qu'amène ce débat, dont les limites varient selon l'appréciation de chacun.
Laissons le mot avisé de la fin à Kathryn Bigelow elle-même : « Dans un monde idéal, j'aurais préféré que la violence [de la polémique] se tourne vers ceux qui ont autorisé la torture. »
Pourquoi le procès du principal accusé des attentats du 9/11 se déroule-t-il a huis-clos? Cela devrait être le "procès médiatique" le plus important depuis celui de Nuremberg !!!!
Si les USA avaient de réelles preuves tangibles...Car ils ont suivit certaines pistes d'après les renseignements avoués sous la torture qui se sont toutes révélées fausses...
Je vous invite à voir le film "The road to Guantanamo" de Michael Winterbottom pour réfléchir à la question". Ainsi que vous replonger dans l'Histoire: la guerre d'Algérie ("R.A.S. de Yves Boisset, le Stalinisme ("L'Aveu" de Costa Gavras, le régime des colonels en Grèce ("Z" de Costa-Gavras),la dictature de Pinochet mis en place par la CIA ("Missing Porté disparu" de Costa Gavras encore lui !!!)... La torture est inacceptable quelque en soit les auteurs ou les présumés coupables.
la torture est immorale, toujours illégale, et jamais permise.
"La torture et les mauvais traitements sont explicitement interdits par la Constitution des États-Unis et par le droit international. Aucune dérogation ni aucune circonstance exceptionnelle ne peuvent être invoquées pour justifier la torture ou les mauvais traitements." Le sénateur républicain Jim Risch (Idaho)
"Il est hélas devenu évident aujourd'hui que notre technologie a dépassé notre humanité."
“Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire". Albert Einstein