Say Anything de Cameron Crowe, l’amour adolescent
S'il ne fallait retenir que deux images d'adolescents américains des années 80, la première serait indéniablement celle de John Bender, le rebelle marchant le poing levé sur fond de Simple Minds à la fin de Breakfast Club. La seconde serait celle de Lloyd Dobler portant à bout de bras une boombox blastant du Peter Gabriel.
In Your Eyes extrait de Un monde pour nous
Et n'allez pas penser que j'en fais trop lorsque je dis que Lloyd Dobler est une icône absolue du cinéma adolescent des années 80.
La grande question, c'est d'où vient ce statut d'icône de Lloyd Dobler ?
A bien y regarder, Say Anything (Un monde pour nous) n'est pas le film le plus abouti qui soit. Premier film de Cameron Crowe, le film tranche avec les autres teen movies par un rythme plus lancinant. Say Anything, c'est donc l'histoire de Lloyd Dobler (John Cusack), un mec gentil mais pas incroyable à première vue. C'est pas la superstar de son lycée, mais c'est pas non plus un loser fini. Il aime le kickboxing, est copain avec plein de filles néo-féministes crypto-grunge, il sait pas ce qu'il veut faire de sa vie, mais il sait avec qui il veut la vivre. Bref, c'est juste un average boy un peu nerd. Dans beaucoup de films, ce serait un loser sans ambition, devant la caméra de Crowe, il devient plus ou moins l'homme idéal. Pendant l'été qui suit sa graduation, il tente de séduire Diane Court (Ione Skye), la tête de classe du lycée, une fille a priori hors de sa portée tant elle est belle, riche, intelligente et tout ce qui fait rêver les hommes - « une intello prisonnière d'un corps de playmate », dira une des amies de Lloyd. Cette tentative improbable de séduction évolue en un amour très pur entre les deux adolescents, à la surprise de tout le monde. Diane doit partir à la fin de l'été à Londres, où elle a obtenu une bourse d'études, et se trouve partagée entre vivre son premier amour et rester la bonne fille d'un père qui l'idolâtre, alors qu'elle s'apprête à quitter le domicile familial. Lloyd fera tout pour gagner une place dans la vie de Diane, et gagner son amour en lui témoignant inébranlablement le sien.
Say Anything, c'est donc une grande histoire d'amour. C'est certes l'histoire d'amour entre Lloyd et Diane, mais c'est surtout l'histoire d'amour entre le public et un des personnages les plus attachants de l'histoire du cinéma. Ce film est bourré de défauts (le dernier tiers du film est tellement mélodramatique), mais comme le dit l'accroche du film « To know Lloyd Dobler is to love him ».
Ça vaut d'une manière générale pour les adolescents tels que les représente Cameron Crowe : les connaître, c'est les aimer. John Hughes filmait la rage et l'incompréhension adolescente comme personne : il montrait l'adolescence comme une fêlure. A l'inverse, c'est comme si Crowe avait voulu prouver par ce film que des types un peu normaux peuvent être aussi cinégéniques que des formidables connards à la John Bender. La scène de la soirée de fin d'année en est sans doute la plus belle illustration : ce n'est pas une prom night, il ne se passe rien de dramatique, rien de révolutionnaire, on a juste un sentiment de normalité diffuse, grâce à l'aisance avec laquelle la caméra virevolte d'un lieu à l'autre, et montre toute la diversité des micro-événements qui peuvent arriver en une soirée, à laquelle on est invité à prendre part, depuis les babillages des pétasses décolorées aux sessions acoustiques des wannabe-rock stars en passant par les moments déconne entre mecs bourrés.
I love you, man extrait de Un monde pour nous
Lili Taylor en future singer-songwriter que ne renierait pas Taylor Swift, Eric Stoltz en fêtard défoncé et Jeremy Piven en ado basique (c'est le meilleur ami de John Cusack à la ville), avec ses personnages secondaires, Cameron Crowe propose un instantané très attachant de l'adolescence de 1989. En France, Cameron Crowe a surtout marqué les esprits quand, dans Presque Célèbre, on découvrait la semi-autobiographie d'un type un peu à part, un adolescent précoce, scolarisé à domicile, et pigiste pour Rolling Stone à un âge où, de nos jours, on traîne sur des forums jeux vidéo pour écrire en langage SMS « mer il et fou ». Il n'a pas été scolarisé au lycée, certes, mais il a tout de même fait un an d'infiltration dans un bahut de SoCal, qui lui avait permis d'écrire le scénario de Fast Times at Ridgemont High. Bref : il n'en était pas à ses débuts lorsqu'il a fait Say Anything. Mais surtout, son expérience lycéenne d'observateur distancié et amusé a sans doute influé sur sa façon de représenter l'adolescence.
Un journaliste du Washington Post a défini Crowe comme un « backdoor zeitgeister », un type qui comprend la facette underground de l'air du temps, en quelque sorte, et ce film l'illustre magistralement. Son film n'est pas un manifeste, comme peut l'être Breakfast Club, il se veut plus une captation de son époque, qui n'est déjà plus tout à fait celle de Hughes, alors que les aspirations des adolescents sont en train de changer. En 1989, il est l'un des premiers à montrer une adolescence grunge (d'ailleurs, le film se passe à Seattle), une génération sans trop d'avenir, mais pas forcément désespérée pour autant.
Mais la meilleure preuve de compréhension de son temps, Crowe la montre avec ce personnage de Lloyd Dobler. Inspiré d'un de ses voisins de 16 ans, le personnage de Lloyd, c'est l'incarnation de la jeunesse post-reaganienne, l'une des premières figures de slacker au cinéma ; il ne se reconnaît pas dans la société de consommation, il ne veut pas aller dans un prestigieux college et devenir trader à Wall Street, il n'a pas de projet d'avenir, mais c'est un type bien, un mec responsable et optimiste.
Les projets de vie de Lloyd Dobler extrait de Un monde pour nous
Crowe avait dit vouloir faire une histoire d'amour à propos d'une fille si intelligente qu'elle saurait choisir l'homme qui l'aimerait le mieux. Et Diane Court est suffisamment intelligente pour comprendre que derrière l'apparence un peu minable de ce garçon, il y a beaucoup plus. La fameuse scène iconique de la boombox, c'est le saut de l'ange d'un ado qui est prêt à prendre ses responsabilités : Lloyd a pas de pétrole mais il a des idées ; il a pas grand chose à offrir à Diane, mais il lui donne tout ce qu'il a, sans concession aucune (en l'occurrence, son amour).
Corey, sa meilleure amie (Lili Taylor) lui dit « le monde est plein de mecs, sois pas juste un mec : sois un homme. » En somme, Lloyd Dobler, c'est l'image d'un adolescent quasi-normal, et c'est la création d'un nouveau standard amoureux : le quirky boy. Après Say Anything, les 2/3 de la population féminine américaine se sont mises à attendre leur Lloyd, le type qui consacrerait sa vie rien qu'à leur bonheur. 47% attendent toujours, le reste a commencé à se poser des questions sur l'éventualité qu'un mec qui sérénade une nana à coups de Peter Gabriel à fond en pleine nuit, c'est super malsain, en fait. Lloyd Dobler est devenu une pierre de touche de la culture populaire indé-rock, que ce soit dans la musique (Say Anything, Lloyd Dobler Effect et Joe Lies sont tous des groupes existant), dans des parodies au cinéma ou à la télé ou dans des flash-mob. Cet impact culturel signale à quel point Cameron Crowe, en écrivant le personnage de Lloyd Dobler, avait compris quelque chose de la société américaine et de ses attentes : Lloyd séduit parce qu'il est sincère et attentionné, non pas parce qu'il est le plus beau, ou le plus riche.
Si Lloyd Dobler compte à ce point aujourd'hui encore, c'est parce qu'il est le premier d'une longue série de nouveaux lovers du cinéma américain. A la fin des années 80, le prince charmant avait un peu changé de visage. Lloyd Dobler crée une concurrence terrible au golden boy, consacre l'avènement du quirky boy comme source numéro 1 de fantasme. Cameron Crowe avait immédiatement pensé à John Cusack pour ce rôle - déjà vu auparavant dans des rôles de geek (dans Sixteen Candles) ou de taré (dans Better Off Dead). Ca tombait mal pour Cusack, qui cherchait précisément à faire autre chose que des rôles d'adolescents (toujours le spectre du typecasting pour les acteurs de cette génération). Il paraît, comme on le lit systématiquement dans ces cas-là, que le rôle était si bien écrit qu'il ne pouvait pas le refuser. Tant mieux, ça nous a évité un second choix de l'enfer, à savoir Kirk Cameron, le Mike Seaver de Quoi de Neuf, Docteur ? Ce que Cusack ne savait peut-être pas à l'époque, c'est qu'accepter le rôle de Lloyd Dobler n'allait pas l'enfermer dans des rôles d'éternel adolescent, mais plutôt dans des rôles d'éternel lover indie romantique (High Fidelity, Serendipity, etc.).
Dans Sexe, Drogues et Popcorn, Chuck Klosterman commençait d'ailleurs son « manifeste de la sous-culture » en fustigeant John Cusack, et derrière lui, Lloyd Dobler, les rendant responsables de l'échec de sa vie sentimentale. Si Klosterman échouait, c'est parce que toutes ses petites amies cherchaient un Lloyd, et avaient des attentes surréalistes, d'après lui. En vrai, c'est pas à John Cusack qu'il aurait dû en vouloir, mais à Cameron Crowe.
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