Les cinéastes en compétition à Cannes sont-ils vraiment toujours les mêmes ?
Chaque année l'annonce de la Sélection Officielle du Festival de Cannes donne lieu à la même rengaine : « encore et toujours les mêmes ». Le sélectionneur Thierry Frémaux anticipe d'ailleurs désormais ce procès en politique des auteurs avec un argument massue : si l'on retrouve régulièrement les mêmes cinéastes en compétition à Cannes, c'est avant tout parce qu'il s'agit de ceux qui font les meilleurs films. Pour autant, la diversité et la découverte font également partie des missions du Festival. Tâchons donc d'aller au-delà du ressenti et d'évaluer par les chiffres si oui ou non la tendance est à la sclérose.
«We don’t always have the same names. Okay, the Dardennes and Ken Loach come back again and again, but this year Alain Guiraudie is there for the first time while Nicole Garcia and even Xavier Dolan aren’t habitués.» se justifie Thierry Frémaux en franglais dans le texte en expliquant que certes les Dardenne et Ken Loach sont presque toujours là, mais que c'est une première en compétition pour Guiraudie. C'est vrai. Cette année, trois autres cinéastes sur vingt feront leurs grands débuts en compèt' en même temps que le jeune réalisateur français de 51 ans : l'Allemande Maren Ade (39 ans), le Brésilien Kleber Mendonça Filho (48 ans) et le Roumain Cristi Puiu (40 ans). Quatre nouveaux noms et c'est tout.
C'est peu. Mais est-ce une nouveauté, une tendance ? Laissez-moi enfiler ma combinaison de data-journaliste, et regardons ça de plus près... Commençons par évaluer grossièrement le pourcentage de nouveaux entrants en compétition sur les 40 dernières années. Les 20% de 2016 (màj : en fait 19% avec l'ajout d'Asghar Farhadi) font de la 69ème édition la deuxième compétition la plus conservatrice depuis 1976. Juste derrière 2009 qui, sur 20 entrées également, ne proposait qu'un seul nouveau nom (celui d'Isabel Coixet).
On remarque que le seuil des 50% n'a d'ailleurs plus été dépassé depuis 2009. Doit-on voir dans cette tendance un "effet Frémaux" ? Ça se discute, sachant que l'actuel Délégué Général est arrivé au Festival en 2001 en tant que Délégué Artistique avant d'être promu en 2007. Entre ces deux dates, il est "officiellement chargé de la programmation des films depuis la 57e édition" lit-on sur Wikipédia. C'était en 2004, l'année comptant le plus gros pourcentage de nouveaux entrants depuis 40 ans.
De plus en plus d'habitués ?
S'il apparait clairement que les "habitués" sont ces derniers temps majoritaires et qu'il s'agit d'un phénomène relativement nouveau, ces "habitués" sont-ils pour autant de plus en plus régulièrement appelés ? Il y a en effet une différence entre un Xavier Dolan qui ne vient en compétition que pour la deuxième fois et ce cher Ken Loach qui rempile cette année pour une 13ème.
Voir l'infographie interactive (retrouvez toutes les informations sur les réalisateurs et les films au survol).
L'analyse porte toujours sur les 40 denières années avec en jaune les cinéastes appelés pour la première fois en compétition et en bleu, ceux qui reviennent (de plus en plus foncé en fonction du nombre de participations depuis 1965). Les segments d'histogrammes plus épais correspondent aux Palmes d'Or.
On constate alors deux choses : une première entrée en compétition n'empêche absolument pas de décrocher la Palme et les cinéastes "habitués" ont effectivement tendance à l'être de plus en plus. En cause, les cumulards de plus en plus nombreux que sont Ken Loach (13), Hou Hsiao-Hsien (7), les frères Coen (8) et Dardenne (7), Moretti (7) et Jarmusch (7)... sans compter Lars Von Trier (9), freiné dans son élan par sa facheuse conférence de presse de 2011.
Pour autant Ettore Scola, Carlos Saura, Robert Altman ou Miklós Jancsó avaient eux aussi, en leur temps, leurs petites habitudes sur la Croisette. Notons qu'un grand nombre de participations ne garantit pas la Palme. Jim Jarmusch tentera cette année d'éviter la déconvenue de ses collègues (en bleu sur le graphique ci-dessus) qui ont échoué au moins 7 fois dans sa conquête.
Alors oui, les cinéastes qu'on retrouve chaque année en compétition sont un peu toujours les mêmes. Ce sont, à vrai dire, de plus en plus toujours les mêmes. S'il s'agissait de sport, on trouverait certainement peu de commentateurs pour s'en émouvoir puisque la logique d'une compétition prestigieuse est justement d'exposer les meilleurs. Cannes a besoin d'Almodovar et des Coen comme la Ligue des Champions du Barca et du Bayern. La comparaison se heurte toutefois à l'extrême subjectivité du travail de séléction. Les plus habitués de la compétition sont-ils vraiment meilleurs que ceux qui n'y sont jamais invité ? Voilà un tout autre sujet ! A suivre...
Ma complainte est donc la suivante. Pourquoi faut-il toujours pleurer devant une palme d'Or ? Ce n'est pourtant pas le festival du film dramatique. Y-a-t-il eu un seul rire devant un film palmé depuis 1994 (Pulp Fiction) ? La question soulevée est celle de la représentation à Cannes en compétition officielle des différents "genres" de films (ou films de genres). Outre la comédie, on pourrait bien-sûr penser au fantastique ou à la SF qui nous offrent régulièrement des chefs d'oeuvres. Je me rappelle la présence du Labyrinthe de Pan en 2006 (...) Il serait en tout cas intéressant de regarder de plus près (en étudiant aussi les sélections, et non pas que les palmes) la domination du drame dans le paysage cannois au détriment des autres "genres" (terme très réducteur car un film de SF peut évidemment être un drame). Ceux-ci même qui font souvent l'évènement à Cannes (Fury Road..)... mais pas la compèt'.