Stranger Things : heureux les fêlés, ils laissent passer la lumière
1983. Des gamins à bicross sillonnent une bourgade de l’Indiana, des donjons et dragons pleins la tête, lorsque l'un d'eux disparaît mystérieusement... Et voilà le spectateur embarqué dans Stranger Things, à la fois émerveillé par le cinéma des eighties et heureux de goûter à ce qui fait le sel de l'adolescence. Certains esprits chagrins ont écrit le mal qu'ils pensaient de cette série : « un autel strictement dédié au fun », « une merveille de compilation de vieilles gloires eighties, une madeleine sirupeuse offerte aux nostalgiques », etc. Il y a tout cela, oui, dans Stranger Things, mais pourquoi le déplorer ? Par quelle sclérose du cœur le sucre devrait-il faire allégeance à l’amer ? En vertu de quelle espèce de handicap mental le pensum aurait-il plus d’intérêt artistique que la guimauve ?
Quelque chose fait souvent obstacle à ce qu’on soupçonne être une absence de singularité dans l’art et qui suppose qu’on dialogue avec une œuvre (et a fortiori qu’on l’apprécie) comme on incline à aimer : on peut trouver à l’ami des traits communs universels mais seule leur sélection particulière, l’altérité de leur composition nous animent, nous subjuguent. Difficile donc d’en vouloir à ceux qui s’émeuvent de cette apparente compilation de déjà-vu, ordonnée comme la carte postale de leur ville natale. Vous n’apprendrez rien ici que vous ne sachiez déjà : dans Stranger Things, il est question d'une bande de gamins qui s’émancipe au contact avec le fantastique, dans un patchwork d’intrigues secondaires héritées d’E.T., Alien, Stand by Me, Les Goonies et pourquoi pas un peu des amours adolescentes de John Hughes. Tout ça doucement bercé par un clavier qu’on dirait emprunté à Carpenter...
Pop ! Goes My Heart
Plusieurs précédents permettent pourtant d’invalider cette attaque en imitation. Il en est qui s’impose naturellement quand il s’agit de juger la pop culture : le pop art. Et plus particulièrement son pape : Andy Warhol. Ce dernier a été la cible des mêmes attaques et à peu près relativement au même sujet. Des boîtes de conserves et des icones du cinéma reproduites à l’envi : c’est facile, un enfant pourrait le faire. Notez qu’il y a toujours deux reproches consubstantiels à l’attaque en imitation : l’attaque en facilité et l’attaque en malhonnêteté. On ne cherche pas la beauté pour elle-même, mais pour ce qu’elle aurait de compliqué, de différent et d’authentique. Alors certes, Warhol voulait, de son propre aveu, obtenir le plus hâtivement la richesse et les honneurs et on pourrait tout à fait pérorer sur la faiblesse de certaines des justifications morales de son art (sérigraphier jusqu’à la monstruosité pour critiquer l’industrialisation). Pourtant, ce qu’il tentait, c’était de trouver la beauté dans l’épuisement d’une sérialité. Que reste-t-il d’Elizabeth Taylor une fois qu’on l’a recopiée à l’infini, que l’encre appuie différemment jusqu’à abimer ses traits ? Une idée platonicienne de Liz ou une autre Elizabeth sous son portrait officiel, plus taciturne, plus cabossée ? Un peu des deux probablement, mais toujours au moins elle-même, soit plus que sa représentation.
Evidemment, la portée artistique de Stranger Things n’a rien de semblable : de l’aveu même des frères Duffer, le jeu consiste à retrouver cette madeleine dont nous parlions. Mais de la même manière que l’honnêteté de Warhol nous importe finalement assez peu, c’est avec ce qui reste une fois épuisé le réel que nous entendons dialoguer. On peut alors se poser la seule question essentielle : quel lait boit-on une fois écumée la crème eighties de Stranger Things ?
Les aventuriers du doudou perdu
Depuis quinze ans environ, deux phénomènes gagnent en ampleur : la nostalgie des années 80 (une nostalgie générationnelle et promise à être remplacée par celle des années 90) et le film de super-héros. Le premier répond manifestement au besoin de fantasmer le doudou perdou, de renouer avec un Eden plein de promesses, un cocon naïf à cheval entre les radieuses seventies et les nineties de la désillusion. Et le second rêve la puissance perdue, tente de se la réapproprier depuis que deux tours phallus ont brutalement été renvoyées à leur fondement. Ce qui est éloquent et inédit avec Stranger Things, c’est la mobilisation de ces deux pôles opposés en apparence, la bonhomie un peu triste de la peluche et la volonté de puissance, la critique de l’une et de l’autre que s'autorise la série.
Habituellement, la puissance implique toujours un anéantissement (un envahisseur, le Mal), même quand la fiction se pare des atours du trouble adolescent (Spider-Man), du christianisme martial (Man of Steel) ou du droit à la différence (X-Men). Ici, Eleven, l’héroïne douée de télékinésie, n’est pas belliqueuse, toujours dans la fuite ou la protection. Jamais la brutalité n'entraîne de jouissance, au contraire : la violence sèche de ses spasmes meurtriers a toujours quelque chose de mélancolique. Et même, inversement, elle affecte davantage encore parce qu’elle jaillit dans le terreau doucereux de ces années insouciantes, ce terreau amoureux de l’enfance et de la soie familiale. Le champ de bataille n’est ainsi pas étatique, mais intime.
Weird Science
Certains disent Stranger Things apolitique, par opposition aux films auxquels la série fait référence. C'est discutable, ne serait-ce que parce le projet de nier à la violence sa puissance et de figurer l’envahisseur comme un ennemi intérieur dit quelque chose du projet des Duffer. Nous l'avons constaté, la brutalité a une dimension intime et non territoriale, mais la voir ainsi circonscrite à des individus ne doit pas faire oublier la dimension métaphorique du danger, à l'instar de ce qui se passe dans la base isolée et glaciale de The Thing (une analogie qui ravira les contempteurs de Stranger Things, on s'en doute). Que la menace mise en scène par les Duffer émane d’un bâtiment du Département de l’Énergie devrait pourtant mettre la puce à l'oreille.
Expérimentations sordides, champ magnétique perturbé, courant électrique fou, théorie des « cordes » : tout y passe. Il y a probablement là une première réflexion gentiment anar à tendance écolo du type « c’était mieux avant », quand on s’éclairait encore à la dynamo et qu’on s’entortillait dans les fils torsadés du téléphone à cadran... Que les frères Duffer fassent du Département de l’Énergie le foyer du danger n’est pourtant pas anodin, à une époque, la nôtre, où les préoccupations écologiques sont aiguës. Les écouteurs du combiné disjonctent par surcharge électrique, les boussoles déraillent, les ampoules à filament grillent : l'énergie a manifestement quelque chose de malsain. Et qu'elle soit hostile aux enfants d'un patelin de l'Indiana (étymologiquement, « terre des indiens ») apporte un complément de lecture : l’envahisseur, c’est le puissant, et le dérèglement – étatique - s’inscrit contre le local.
Une créature de rêve
L’alien lui-même renforce et prolonge ce refus d’une opposition entre l’Etranger et l’autochtone : s’il y a bien un désordre, il n’est pas à chercher du côté des cocos, mais bien chez soi. L’alien n’est ni plus ni moins freak que son double humain, Eleven, et surtout, il n’est que le fruit pourri du même arbre. Revenir aux années 80 n’est peut-être donc pas seulement une madeleine, mais aussi l’expression d’une datation: celle du début des emmerdes et de l'apparition d'un antidote aux emmerdes.
Deuxième aspect politique rafraîchissant, l’objectif à peine voilé de confier les rênes à des femmes émancipées du père, du mari ou du petit-ami. Winona Ryder campe une célibataire endurcie un peu défraîchie, mère-poule en surrégime permanent, totalement dévouée à ses rejetons. Rétive à l’autorité, celle qui est d’abord figurée comme hystérique parce qu’un peu weird finira par rallier à elle les bonnes volontés. Vient ensuite Eleven, remarquable jeune fille doublement écartelée entre deux mondes (les expérimentations dissociatives sur des enfants ont vraiment existé, inspirées notamment par des fictions commes Alice au pays des merveilles) : l'un où règne une paternité malade, l'autre où se développe une joyeuse fratrie. Le dernier personnage enfin, le plus « hughesien » : Nancy Wheeler, souveraine au point d’éviter le piège des male tears de Jonathan Byers et celui de la fascination pour le supposé bad boy, Steve.
Allogène Diogène
Last but not least, la singulière beauté de Stranger Things, qui éclaire et nous sort de l’obscurantisme et de la noirceur d’une bien heureuse manière. De lumière, il est beaucoup question dans les huit épisodes. Parcourant la toile électrique de la ville d'Hawkins, elle manifeste le suspens en faisant vibrionner une ampoule ou en indiquant la voie au moyen de guirlandes bariolées. Plus loin, elle émeut en battant comme un cœur ou en se faisant le héraut de l’Arrière-monde. Il en ressort une merveille de narration, tout attachée à étinceler : pour sortir de la caverne, il semble qu’il faille simplement illuminer, les visages, le regard…
Le portrait de Joyce Byers, la mère du petit Will disparu, est en ce sens éloquent et nous rappelle Diogène déambulant, dépenaillé, avec sa lanterne en plein jour, vociférant « je cherche un homme ». C’est peut-être là le beau projet hippie de Stranger Things : chercher l’homme dans le désordre du monde. « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse ».
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Grizlou26 août 2016 Voir la discussion...
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Poulegeante22 septembre 2016 Voir la discussion...
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Mlle_Leah1 octobre 2016 Voir la discussion...
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zephsk2 octobre 2016 Voir la discussion...
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zephsk2 octobre 2016 Voir la discussion...
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Mlle_Leah2 octobre 2016 Voir la discussion...
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ProfilSupprime11 juillet 2017 Voir la discussion...
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itachi25 novembre 2016 Voir la discussion...
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zephsk25 novembre 2016 Voir la discussion...
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itachi26 novembre 2016 Voir la discussion...