L'Art : victime collatérale du succès d'Intouchables ?
Intouchables a déjà rassemblé des millions de spectateurs autour de sa belle histoire d'amitié entre un nanti tétraplégique et un jeune de banlieue. Dans toutes les discussions autour du film, un point récurrent est particulièrement intéressant : le traitement réservé à l'art bourgeois.
L'Art bourgeois ridiculisé
Vous n'avez pas pu passer à côté, vous faites même probablement partie des millions de personnes qui ont déjà vu le film : Intouchables d'Eric Toledano et Olivier Nakache est l'énorme carton français de cette fin d'année. Bénéficiant d'une presse quasi-unanime et d'un formidable bouche à oreille, le film dont on vantera ici ou là l'élégance ou la drôlerie, mais surtout l'indéniable performance d'Omar Sy, récolte tous les suffrages.
Seule ombre au tableau (quoi que Libé en liste un paquet d'autres) : un mépris affirmé pour l'art et la culture.
Scènes après scènes - il faut l'avouer, particulièrement drôles - le film épingle l'art bourgeois jusqu'à l'indigestion. Le verdict est sans appel :
- l'opéra c'est ridicule,
- l'art contemporain c'est de l'arnaque,
- la musique classique c'est chiant,
- la poésie c'est ringard.
Un discours subversif ou conformiste ?
Ce démontage en règle, et sans réel contrepoint, est assez singulier.
Si le cinéma populaire français n'a pas attendu la gouaille d'Omar Sy pour moquer l'art contemporain notamment (on se souvient par exemple du monochrome blanc des Trois frères) on peut s'étonner d'une telle subversion dans ce qui restera sans aucun doute comme la comédie familiale de l'année. Mais s'agit-il vraiment de subversion ? Dans sa critique du film, Jean-Marc Lalanne des Inrocks relève le paradoxe : « si les pratiques culturelles de la classe dominante sont raillées [...], les signes matériels de richesse (grosse voiture, avion privé) sont considérés avec la plus grande bienveillance. »
Le « non-politiquement correct » assumé dont se réjouit Pascal Riché sur Rue89 n'est-il pas plutôt l'accomplissement de la doctrine bling-bling du quinquennat Sarkozy, qui troquerait sans ciller une édition originale de La Princesse de Clèves contre un yacht ou une rolex ? N'allons pas trop vite.
À l'opposé de Mon Pire cauchemar
Le hasard du calendrier nous permet une comparaison intéressante. Sorti une semaine après, Mon pire cauchemar d'Anne Fontaine repose sur un schéma relativement similaire : une handicapée des sentiments (Isabelle Huppert) et conservatrice de la Fondation Cartier fait la rencontre d'un prolo (Benoît Poelvoorde) un brin vulgaire mais pétri de bon sens populaire. Dans un effort réciproque, elle tentera de l'initier à l'art contemporain en échange d'une sommaire leçon de vie.
Le respect, voire l'admiration, pour l'artiste ne fait aucun doute de la part d'Anne Fontaine. Le célèbre photographe Hiroshi Sugimoto, qui apparaît d'ailleurs dans une scène, est même allé jusqu'à vandaliser lui-même son oeuvre pour les besoins du film. Ici, l'art se rabaisse pour mieux s'élever. Seulement cette réconciliation des classes sonne horiblement faux. Dans cette célébration d'une créativité et d'un prétendu bon goût universels (Poelvoorde se révèle artiste à son insu au point d'être finalement exposé), Anne Fontaine ne fait qu'imposer le modèle culturel de son milieu.
Un modèle anti-assimilationniste
Si l'on revient maintenant à Intouchables on peut voir le rejet de la culture bourgeoise comme une démarche éminement idéologique. Finalement, ce que met en évidence le film, et qui visiblement chatouille un peu la presse culturelle de gauche, c'est un modèle anti-assimilationniste. Culturellement, Driss, le personnage d'Omar Sy, ne bougera pas d'un iota (ou à peine en reconnaissant Dali a un entretien d'embauche). Ce qu'opère Intouchables ce n'est pas la réconciliation par l'assimilation (suivant le schéma narratif classique de deux personnages évoluant l'un vers l'autre), mais un rassemblement qui ne requiert pas (ou peu) de changement, mais un respect mutuel. Driss et Philippe se découvrent alors une amitié qui les renforce sans vraiment les transformer.
Et l'Art dans tout ça ? On le retrouve à la fin d'Intouchables en piteux état ; victime collatérale d'une comédie exprimant avec une certaine justesse les valeurs de son époque. Pour faire rire et rassembler, Nakache et Toledano n'ont pas pu (ou su) faire de quartier. Il est loin le temps où le cinéma populaire se payait le luxe de présenter l'Art comme une douce subversion quand Hughes confrontait ses teens à la peinture en faisant d'un détour par le musée l'étape obligatoire d'une journée d'école buissonnière réussie.
Une journée au musée extrait de La Folle journée de Ferris Bueller
On peut l'aperçevoir dans la scène de l'entretien d'embauche où il parle justement d'art (de peinture surtout - Dali, et d'autres-, un peu de poésie) et où il n'obtient pas de répondant. De l'inculte, il devient le spécialiste : il comprend qu'il en sait plus qu'il ne veut bien l'admettre, que l'art le touche finalement et qu'il lui manque, tout comme Philippe lui manque. Ca lui fait regretter justement de ne plus travailler pour lui, avec qui la découverte et la stimulation intellectuelle était permanente.
Par ailleurs, quand Driss peint, est-ce qu'il le fait uniquement pour se moquer de l'art contemporain et récolter de l'argent, ou bien est-ce que cela lui plait et l'interpelle ?
Je pense aussi que Driss joue de sa prétendue inculture face à Philippe pour le faire rire, le faire sortir de son petit monde : ça fait aussi partie de son boulot et c'est ce qu'attend Philippe.
C'est une lecture du film tel que j'aurais aimé le voir... mais qui n'est pas malheureusement pas montré comme cela à l'écran.
"J'aime pas l'art ! C'est nul ! C'est quoi ce papier aluminium, ce centre aéré, merdeeeuh."
De toute façon plus que dans le personnage, ça se voit dans la mise en scène, où on ne prend jamais le temps d'apprécier ou de se poser (que ce soit dans le blind test ou à l'opera), on vanne pour vanner et rien d'autre. C'est le cas aussi pour l'art contemporain où effectivement tout le long on montre ça comme une arnaque et un business (pour en plus faire passer ceux qui en achètent pour des grosses buses). Rien de plus, rien de moins.
Un peu comme la scène des pas de bras pas de chocolat (cruel), celle de l'opéra (ridicule ces costumes !), de l'escorte des flics (on prend l'autorité pour des cons), du blind test, de la vente du tableau (on arnaque les riches bien pensants), etc. On tire vers le bas de l'échelle, avec un humour certain qui passe car si l'handicapé rigole, alors ça va, on peut rigoler aussi ! (en plus le VRAI personnage aurait sans doute rigolé, on ne peut pas nous mentir au cinéma, n'est-ce pas ?)
Je me demande si Driss avait été joué par un autre qu'Omar Sy et son naturel communicatif (Louis Garrel ?): comment auraient été perçues ces blagues ?
Pour un traitement différent (acide, caustique et un rien cliché tout de même), se ruer sur le film argentin "L'artiste" http://www.vodkaster.com/Films/L-Artiste