Faut-il se réjouir de n'avoir pu regarder Billy Lynn dans son format original ?
Faute de salles équipées pour, Un Jour dans la vie de Billy Lynn, le dernier film d'Ang Lee, ne peut être projeté en France dans les conditions souhaitées par son réalisateur, soit l'incroyable et inédit combo 3D-UHD-120 fps : du relief, de l'ultra haute définition et un nombre d'images par seconde qui ferait passer Le Hobbit pour un petit joueur. La mi-temps d'un match de foot US vécue par ce jeune soldat, célébré en héros, est passée inaperçue, la faute en partie à une présence famélique dans les salles. Il reste encore pourtant quelques salles à le montrer, pour quelques jours. Tant pis si vous ne pouvez pas le voir comme Ang Lee veut que vous le voyez : profitez-en avant qu'il ne disparaisse définitivement.
Il y a les films de fantômes qui s’amusent de nos peurs comme on s’en émeut nous-mêmes. Ils prennent la forme de la pochade ou de l’effroi, de la mélancolie ou du mélo. Et puis, plus rares, il y a les films-fantômes. Ce sont les projets avortés repris par d’autres ou ceux dont on ne sait jamais vraiment s’ils sont le dernier mot de leur auteur : le Don Quichotte de Welles, celui de Gilliam, ou encore Eyes Wide Shut de Kubrick. Et tant d’autres. Du Don Quichotte de Welles nous restent ses rushes et le montage de Jess Franco, de celui de Terry Gilliam le tragi-comique naufrage du making-of. Et pour Eyes Wide Shut, était-ce bien la copie que désirait le maître ? Au moment du décès du réalisateur, survenu avant la sortie du film, l’équipe a assuré qu’il s’agissait du final cut. Mais Kubrick était connu pour son perfectionnisme, allant jusqu’à remonter un film après une projection publique. Alors, qu’avons-nous vu en regardant Eyes Wide Shut ? Pour les esprits heureux, il y avait un supplément d’âme à ce questionnement : celui de se plaire à imaginer, sous l’image, quels plans mentaient sur leur nature : n’est-ce pas ça, avoir les « yeux grands fermés » ? Et n’est-ce pas là le merveilleux tour que nous a joué Kubrick ?
Le cas particulier qui nous occupe ici est un peu différent. Il concerne Un Jour dans la vie de Billy Lynn.
David et Velasquez
Le 1er février sortait en France le chef-d’œuvre d’Ang Lee dans une poignée de salles. Une première incongruité au regard de la popularité du cinéaste multi-oscarisé, probablement expliquée par le four qu’a fait le film outre-Atlantique, où l'on s'attendait sans doute à un film de guerre pétaradant plutôt qu'à une ballade contemplative, presque immobile. Mais ce coup du sort en cache un autre, plus troublant encore : nulle part en France (cinq salles dans le monde sont équipées, comme le montre l'illustration fournie par la newsletter Calmos), le film n’a été projeté tel qu’il aurait dû l’être. Initialement shooté en High Frame Rate ou HFR (comme Le Hobbit avant lui), en stéréoscopie et en 4K, vous l’avez vu (et c'est déjà un privilège), en 2D et en 24 images/seconde, soit le format historique de très loin le plus répandu. Autrement dit, vous avez sans doute été plus impressionné par l’aspect novateur du dernier meeting de Jean-Luc Mélenchon, remake flamboyant de Jem et les hologrammes.
Pas de mystère à cela : la technologie est couteuse pour les exploitants et le raffinement du sujet ne permet sans doute pas l’entrain qu’avait suscité en son temps la grosse machinerie Avatar pour la 3D. Devons-nous pour autant regretter ce manque à l’être et dire, avec David, que cette frustration est comparable à celle de regarder un Velázquez par le trou d’une serrure ?
Holly Steadicam
Qu’est-ce que le HFR ? Cette technologie n’a, comme la stéréoscopie, rien de spécialement nouveau. Déjà utilisée par Douglas Trumbull et même Thomas Edison, le HFR n’est en fait que l’augmentation du nombre d’images capturées par une caméra en une seconde. Sans standard, il a été décidé que les 24 images/seconde étaient largement suffisantes pour préserver à la fois l’illusion du mouvement et le confort de l’œil. Et surtout le porte-monnaie des cinéastes à une époque où seule l’onéreuse pellicule régnait. Mais avec l’explosion de la stéréoscopie, beaucoup ont noté une rémanence plus forte : l’œil s’accommode mal du point, notamment lors des travellings trop rapide. Alors voilà le HFR sorti des eaux grâce à l’hégémonie du numérique : l’opportunité d’endiguer cette rémanence qui a tendance à affaiblir l’expérience d’immersion recherchée par la 3D.
Mais pas de bol, on ne verra pas le film dans ce format-là, ni en 4K. Ça coute trop cher. Devons-nous en être troublés ? Peut-être pas. Curieusement d’abord, il y a fort à parier qu’une trop grande perfection technologique rend l’image plus irréelle, comme le Steadicam (qui permet une plus grande fluidité des prises de vue) rend les mouvements dans l’espace plus fantomatiques.
Ensuite c’est peut-être précisément de ce manque à l’être que se déploie le sens et la beauté de Billy Lynn : un film de dieux et de morts, d’anges et de fantômes dans le grand capharnaüm qui est le nôtre.
Gladiators
« Ne cherche pas à m'adoucir la mort, ô noble Ulysse !
J'aimerais mieux être sur terre domestique d'un paysan,
fût-il sans patrimoine et presque sans ressources,
que de régner ici parmi ces ombres consumées… »
L'Odyssée, Homère
Qu’aurait fait Maximus s’il était revenu des champs Élyséens, comme le Christ sur la terre ? Comment la plèbe l’aurait-elle accueilli ? C’est une des questions que se pose Un Jour dans la vie de Billy Lynn, récit de jeunes G.I rapatriés pour assurer la propagande de l’administration Bush. Ils ne reviennent pourtant pas du ciel, mais de l’enfer. Et ils sont bien vivants, accueillis en héros. Mais ils ne le sont pas vraiment non plus, ni vraiment vivants, ni vraiment héros : leur premier contact avec la terre, c’est pour y enterrer leur ange protecteur, Shroom, lumineux Vin Diesel, formateur bienveillant et capitaine mystique. C’est donc premièrement grâce à un grand cinéaste qu’on peut comprendre pourquoi l’œil torve et bovin de Vin Diesel n’est pas la conséquence d’une anomalie dans la cornée mais simplement de l’infâme médiocrité d’un James Wan, au hasard...
Mais il y a autre chose. Ces soldats semblent comme débarqués dans un monde qui leur est étranger. C’est la mi-temps d’un match spectaculaire, étouffé de pyrotechnie, dont l’image capte le moindre pixel, la moindre parcelle d’être, d’une netteté si belle et si impressionnante que nous semblons plongés (et Billy Lynn avec nous) dans un tableau contemporain de van der Weyden acidulé. Les anges descendent du ciel, mais les hommes n’en ont cure. C’est du mythe des dieux dont ils ont besoin, pas des dieux eux-mêmes. Plusieurs scènes éloquentes, et notamment une avec une cheerleader, renvoient Billy Lynn et ses coreligionnaires à leur essence de héros (ils ne peuvent pas vivre une histoire d’amour, ils ne peuvent exister que dans leur monde, renvoyés à leur déité) : cela ne laisse aucun doute sur l’imperméabilité des deux mondes. Alors, les jeunes soldats déambulent dans ce théâtre avec pour seule grâce leur regard bienveillant, le temps d’une mi-temps.
Mi-temps, mi-mort
« Le plus sot s'instruit par l’événement. »
« De nous, disent-ils, vient leur peine. De nous, disent-ils, vient leur misère.
Mais ils sont en fait les seuls à blâmer. Eux et leur terrible folie. »
Homère
Ce monde auquel la foule voudrait les renvoyer, ils en ont eu une image, comme nous-mêmes spectateurs au début du film. C’est une vidéo amateur du théâtre du conflit qui semble prouver l’incroyable courage de Billy Lynn et son escouade (n’oublions pas de rappeler l’extraordinaire Garrett Hedlund en capitaine). C’est un simulacre bien sûr, comme toutes les images, mais elles fondent le mythe. C’est là l’occasion pour Ang Lee de tacler American Sniper en offrant un visage à celui qu’on ne voit pas chez Clint Eastwood : l’autre, l’étranger, l’ennemi. Au tireur machine, psychopathe incompris, Ang Lee oppose deux jeunes hommes maladroits qui se battent comme deux enfants. Il n’y a pas d’héroïsme, il n’y a pas de dieux. Il n’y a que des enfants. L’un deux se fait trancher la gorge et Ang Lee monte la séquence suivante très simplement : sur des montagnes gargantuesques de victuailles, au premier rang desquels de la viande morte. Pas besoin d’explication, c’est limpide, remarquable, même pour un spectateur carniste. Et la longue et lente marche continue jusqu’au clou du spectacle, vomis absurdes et bariolés pourtant contenus avec majesté dans le cadre acéré et symétrique d’Ang Lee, avant le retour serein dans l’arrière-monde. Ne reste qu’un souvenir, comme un voile sur lequel planait la beauté d’un regard mouillé.
Désirer : regretter un astre disparu
Alors, faut-il gémir de voir ce chef-d’œuvre amputé ? Assurément pas. Ce qui devait jaillir du propos se trouve peut-être, sans doute, lumineusement exister dans le fantôme du film projeté, comme un coup d’œil moqueur à cette foule de spectateurs en perpétuelle recherche extatique d’exploit dans l’image. Il faut peut-être penser cet échec comme le miracle attendu : un des plus grands films de la décennie a déambulé, presque mort, dans nos esprits. Saluons son fantôme. Nous revient alors cet aphorisme de Shroom: « Si une balle doit te tuer, n'oublie pas qu'elle a déjà été tirée depuis longtemps. » Comme la lumière de l’astre éteint nous parvient encore, est-ce à dire que nos Dieux, ceux du cinéma, sont à la fois vivants et morts ?
Si dieu n'est qu'amour et que Billy Lynn et l'escouade Bravo sont des dieux alors tout ceci prend sens. (Je m'égare). Et pourtant ils font la guerre dirons nous.
La guerre oui, mais avec une fragilité certaine. Il n'y a pas de brute dans le groupe. Certains sont plus tendus que d'autres, mais tous sont profondément humains. Des humains érigés en dieux à travers la guerre ?
Bref je tourne en rond et je pense qu'il faut encore réfléchir à tout cela...