Cannes 2012 : les grands formalistes
À l'opposé des « films sujets » que nous évoquions il y a quelques jours, Cannes est aussi le théâtre des plus grands formalistes. Retour sur trois des travaux de mise en scène les plus impressionnants de cette édition 2012.
Le Festival de Cannes c'est l'occasion de voir naître de nouveaux univers, de nouvelles considérations esthétiques, ou de retrouver d'anciens réalisateurs obsédés eux-aussi par la recherche plastique. Donner une nouvelle forme au cinéma, voilà une noble tâche, qui tient d'un véritable travail d'équilibriste, tiraillé entre la sidération et le grandguignol.
Holy Motors, de Leos Carax : sur les traces du cinéma
Une limousine file à travers la nuit. A son bord, Denis Lavant, qui s'interprète et se réinterprète au fil des rendez-vous qui lui sont fixés, une sorte d'acteur total, qui jouerait en permanence un rôle, et serait donc un peu de toutes ces personnes à la fois. Leos Carax utilise la topographie parisienne, et celle de son cinéma, pour faire circuler cet électron libre, son avatar toujours grimé, et lui proposer une foultitude de scènes qui semblent sans rapport les unes avec les autres. Etrange danse lascive en motion capture, un père qui vient chercher sa fille à la sortie d'une soirée, ou encore dans la peau d'un vieillard mourant, Mr. Oscar (Lavant) met toujours autant de coeur à l'ouvrage. Il le fait, dit-il, « pour la beauté du geste ».
C'est vers le milieu du film que sa figure prendra un tour tragique, lorsqu'il retrouve une ancienne amante, actrice comme lui, interprétée par Kylie Minogue, quelqu'un qu'il a croisé toute sa vie dans des rôles différents, sans jamais avoir pu vraiment la connaître. Alors que les caméras se miniaturisent, et finissent par disparaître, le cinéma est partout, et jouer, établir la fiction comme mode de vie, devient une entreprise morale vitale ; survivre uniquement grâce au cinéma. Lumière tordue à loisir, symphonie de couleurs rappelant Wong Kar-Wai, variations multiples autour d'un seul et même visage qui ne cesse de se transformer, c'est le rendu plastique d'Holy Motors qui fascine le plus. En s'enfonçant dans Paris, et dans la nuit, Leos Carax retrouve son terrain de jeu, et une ambiance singulière. Rejeté par le cinéma qui l'avait porté aux nues, désormais affranchi, le réalisateur vogue dans Paris comme une âme esseulée, pour en capter le magnifiquement grand et l'infini détail, sur la trace de son propre cinéma disparu, et devient ainsi l'un des plus grands techniciens et plasticiens actuel.
Jeu de lumières, extrait de Holy Motors
Like Someone in Love, d'Abbas Kiarostami : ni début ni fin
S'il ne fallait garder qu'un seul grand cinéaste de la maîtrise, de la captation du réel, mais aussi de son inévitable distorsion, ce serait sûrement Abbas Kiarostami. Le cinéaste iranien s'est illustré en filmant des conversations en voiture, enfermé dans un habitacle qui débordait pourtant de liberté, en regardant la nature droit dans les yeux pendant de longues minutes (dans Five), ou en bouleversant lui-même le réel et en s'intéressant au procès d'un homme qui se faisait passer pour le réalisateur Mohsen Makhmalbaf (Close-up). Kiarostami cherche la difficulté, les épreuves, et réalise un véritable travail d'orfèvre.
Avec Like Someone in love, Kiarostami continue son tour du monde entamé avec Copie Conforme. Le réalisateur s'exporte et applique ses méthodes et ses obsessions à de nouvelles cultures : interminables allers et retours, la voiture comme outil indispensable pour partir à la découverte du monde, tant de bavardages et d'incertitude. Avec ce film, voilà qu'il confectionne une bluette terriblement naïve, une histoire d'amour qui n'en serait jamais une entre une très belle jeune fille et un vieux professeur à la retraite, et impose le Japon comme le pays du fantasme, toujours à portée de main, des petits sentiments qui invariablement se compliquent. Sans début ni véritable fin, comme le dit Abbas Kiarostami lui-même, Like Someone in love ressemble à une longue traversée de Tokyo, là encore de nuit, à une envie déraisonnable d'aimer quelqu'un, et au réveil groggy qui s'ensuit.
Post Tenebras Lux, de Carlos Reygadas : métaphysique et esprits malins
A la manière d'un Tree of Life sombre et païen, Carlos Reygadas continue d'écraser ses personnages et à les soumettre, manipulés qu'ils sont par des forces qui les dépassent, leur nature bestiale, malfaisante, et profondément destructrice. Se rapprochant du travail esthétique et théorique de Lars Von Trier, Reygadas cultive le goût du laid, de l'immondice, à l'image et dans le coeur des hommes. Difficile de décrire Post Tenebras Lux tant le film est hermétique, sûrement parfaitement maîtrisé de la part de son auteur, mais qui ne stimule même pas l'envie de s'y enfoncer, d'arpenter ce dédale et d'en décoder les signes (comme un Mulholland Drive roublard et fallacieux en somme).
Ici, la qualité technique, la vision profondément cinématographique et hors normes d'un auteur devient une tare, la promesse toujours renouvelée qu'un jour sortira de ce marasme visuel une image saisissante, condensant l'univers de Reygadas, et nous en montrant les tenants et aboutissants. Lorsqu'il s'intéresse aux forces de la nature, impétueuses et dévorantes, au mal qui rôde, le réalisateur est capable de nous sidérer. Mais cet éclatement d'une histoire des plus évidentes (la vie d'une famille sur plusieurs années) en autant de vignettes que de styles différents empêche à tout moment de s'intéresser au destin de ces personnages. Comme si Carlos Reygadas avait sciemment décidé de ne pas permettre à son spectateur de rentrer dans son film, de le comprendre, et qu'il en serait le seul gardien. Et que dire de ce format 4/3 et d'horribles effets visuels qui ponctuent le film, qui ne semblent jamais essayer de se justifier, mais seulement d'imposer un style visuel nouveau, coûte que coûte, quitte à ce que l'originalité s'enfonce dans l'incompréhension et le mauvais goût le plus total. Aussi unique qu'exécrable.
Images : © Les Films du Losange & © MK2 Diffusion