Cannes 2016 : Jour 6, À quoi sert la critique?
A peine les films vus, les avis de milliers de festivaliers déboulent sur Twitter. Et puis en quelques heures les critiques s'étoffent, trouvent des titres, des angles, des punchlines, pour rendre compte de ce qui a été montré dans l'obscurité secrète des corps accrédités. Les médias les mieux organisés comme Variety ou le Hollywood Reporter ont parfois déjà vu les films et calent la publication des articles préparés sur le générique de fin de la première projo presse.
Souvent une tendance se dessine. Si on croise un attaché de presse, chargé de collecter les retours pour les vendeurs internationaux, il saura dire si la "réception" a été bonne ou mauvaise. Il arrive aussi, comme ce matin pour Jeff Nichols, que les avis soient si opposés qu'il semble impossible de savoir ce que vaut vraiment le film. C'est évidemment vrai toute l'année et pour tous les films, mais la concentration de critiques dans l'espace et dans le temps amplifie forcément le phénomène. Devant un flot d'avis divergents, il devient légitime de se demander à quoi sert la critique.
Cannes organise des accouchements. On en a vu d'ailleurs quelques uns en vrai : celui plein cadre d'un bébé humain dans Rester Vertical, celui d'un petit veau au début d'Album de Famille. Si dans un festival ce sont les films qu'on accouche, alors il faut concéder que la critique n'a pas une fonction vitale. Son rôle est celui d'un physionomiste, chargé de tirer le portrait du nouveau né, d'observer le visage en détails, de dire en quelques mots s'il ressemble plus au papa ou à la maman. Incidemment, elle déborde de sa fonction et se permet de dire si l'enfant – c'est à dire le film, si vous avez bien suivi – est beau ou pas. Ce n'est pas très poli mais c'est comme ça. Dès lors la critique peut éventuellement servir de guide, aider à faire le tri, à découvrir... mais ce n'est pas sa fonction principale. Attendons plutôt d'elle qu'elle interroge, examine, analyse, pour aider à mieux voir. Demandons-lui de rendre compte, de signaler, de comparer, pour nous aider à désirer.
En ce milieu de festival j'aurais donc quelques réflexions critiques. Pas des avis mais des observations.
Rien à dire
A propos de Loving de Jeff Nichols se pose le problème du traitement d'un événement historique. Le film décrit le combat d'un couple dans les années 60 (entre un homme blanc et une femme noire) pour obtenir le droit de vivre en Virginie sous le régime d'un mariage acté à Washington, mais illégal dans leur état. Porté jusqu'à la Cour Suprême après plus de 10 ans de procédure, leur cas fera date et permettra les mariages inter-raciaux dans l'ensemble des Etats-Unis. Avec un sujet pareil on pouvait craindre le film à Oscars grandiloquent et formaté, mais, si on excepte les cartons de fin et l'inévitable "photo des vrais protagonistes", Nichols fait tout l'inverse. Film en sourdine, sobriété maximale, personnages taiseux... Comme si d'une telle injustice il n'y avait rien à dire.
Un film à lire ?
Jarmusch en est à sa septième Compétition et court toujours après la Palme d'or. Il n'était pourtant pas passé loin avec le Grand Prix décroché en 2005 par Broken Flowers. Paterson en reprend le ton légèrement caustique et la structure programmatique. Une semaine dans la vie d'un chauffeur de bus poète et de sa femme artiste au foyer experte en cupcakes. Dans le film, les poèmes rédigés par Adam Driver apparaissent à l'écran. Pour ou contre la lecture au cinéma ?
A moins que Kstew ne parle suédois...
Au début de Personal Shopper, un personnage parle à Kristen Stewart de l'artiste Hilma af Klint, pionnière de l'art abstrait, qui disait tirer sa peinture de sa communication avec les esprits. Dans la scène suivante, Kstew google son nom sur son iPhone pour en savoir plus et tombe sur une courte vidéo documentaire en suédois. La vidéo n'est pas sous-titrée, mais elle va poursuivre la lecture jusqu'au bout, y compris, une fois descendue du RER, en se contentant du son dans ses écouteurs. Cette scène n'a aucun sens diégétique, elle n'est là que pour informer - disons même éduquer - le spectateur (qui lui bénéficie d'une traduction). C'est une note de bas de page. A moins bien sûr que Kstew ne parle suédois...
Enfin, quant à la scène de Personnal Shopper (que je n'ai pas vu) il me semble qu'elle a tout à fait un sens diégétique (comme vous dites si bien). Au-delà de la présence des sous-titres ( le réalisateur a dû se poser la question de leur légitimité), le fait que le personnage écoute quelque chose sans apparemment comprendre pose la question du pourquoi d'une telle action.
Est-ce parce qu'elle oublie simplement de l'arrêter ? Cela en dirait beaucoup sur l'hyperconnectivité. (à rapprocher d'ailleurs de son don de "super communicante" ?). Trouve-t-elle une signification dans ce son au-delà de la signification des mots ? D'ailleurs, si elle peut communiquer avec les esprits, peut-être entend-elle quelquechose que le spectateur ne comprend pas ? Est-ce pour signifier que le personnage, comme absent à ce moment (car elle ne coupe pas le son et qu'elle ne peut comprendre) passe à côté de quelque chose ? Ou bien est-ce pour signifier quelque chose sur son statut d'étrangère ? Cela peut en dire énormément sur le personnage et n'est donc pas inutile de ce point de vue. Même sans avoir vu le film on pourrait imaginer encore d'autres significations.
Une chose est sûre à mon avis, ce n'est pas une note de bas de page. Est-ce une information ? Oui évidemment, comme le sont toutes les images/son d'un film. La suite de ces informations font un film !!! En revanche Assayas n'a sûrement pas l'intention ni la prétention d'éduquer le spectateur. Cela me paraît aux antipodes des intentions qu'un tel réalisateur peut avoir. Et si c'était le cas il devrait davantage nous éduquer sur tout ce que l'on est censé ignorer quand on va voir ses films !!