Cannes 2016 : Jour 5, Parole à la défense
Je parlais hier de l'étonnante bienveillance du public de critiques à l'égard des premiers films vus et voilà que, Jour 5, le train déraille. Comme accroché par une grappe de zombies affamés, du genre de ceux vus dans le film de Yeun Sang-ho en séance de minuit, c'est American Honey d'Andrea Arnold qui en fait les frais, avec quelques sifflets au terme des 2h42 de projection. Sifflets à mon sens très injustes car on tient peut-être là le plus beau film vu jusqu'à maintenant.
«Quelle purge c’était horrible !»
«Quelle purge c’était horrible !» entend-on dans la foule qui piétine à la sortie. Il existe à Cannes un effet de meute informelle. Où qu'on soit, à part peut-être à 17h à l'ombre d'un parasol du Nikki Beach (et encore, je n'ai pas essayé), les gens parlent de cinéma. Pas toujours très bien, souvent trop fort. Chacun a un avis à partager ou imposer. En résulte une rumeur sourde qui donne la tendance. Les loups ont hurlé contre le film d'Andrea Arnold, il faudra donc le défendre en sourdine.
Le film commence dans une poubelle et n'aura dès lors qu'un horizon : se sortir de la merde. Star, une jeune fille paumée, va devoir commencer par abandonner des gosses qui ne sont pas les siens pour vivre son rêve américain. En guise de compagnons, elle trouvera une troupe de kids à la Larry Clark, rencontrée sur un parking et menée par un Shia Labeouf plus vrai que nature dans le rôle de Jake, personnage iconoclaste quelque part entre le punk à chien et le VRP voyou. Installé à la projection de Mademoiselle de Park Chan-Wook, je repense aux oeillades qu’il échange avec la prometteuse actrice principale, Sasha Lane, qui, hésitante, se balance d’un pied sur l’autre, retenant comme elle peut un sourire sous sa lèvre retroussée. Le coréen signe un polar érotique visuellement classieux, enchevêtrant les corps autant que les trahisons. On pense un peu à SexCrimes, pas de quoi se relever la nuit. Derrière moi, une dame avait glissé à sa voisine qu’il fallait absolument éviter le film d’Andrea Arnold : «C'est long, la musique est trop forte, la caméra est trop près…».
White trash capitalistes
Pour son premier film aux Etats-Unis, la réalisatrice britannique a importé le style fluide et réaliste déjà vu à l’œuvre dans Red Road ou Fish Tank. Caméra portée, beaucoup de plans rapprochés, une lumière aussi naturelle que possible, mais aussi un rythme très énergique généré alternativement par les mouvements de caméra ou le montage. Au coeur du dispositif, une musique omniprésente – allant de Bruce Springsteen à Rihanna en passant par Rae Sremmurd – fait bouger les têtes et chanter les kids. Dans sa reconfiguration de l'American Dream comme une quête naïve et désespérée de la fête et de la joie, on peut trouver au film une parenté avec Spring Breakers. Pour autant les approches sont différentes voire opposées. Tandis que celle d’Harmony Korine était essentiellement esthétique, mettant la fluidité de sa narration au service d’un questionnement de la foi au sens large, Arnold semble faire du discours social l’enjeu prioritaire de son film. Car cette petite bande de white trashs qui sillonne l’Amérique en van n’est pas réellement en marge du système. Soumis à une patronne certes atypique – l’excellente Riley Keough (la petite fille d’Elvis aperçue dans Mad Max Fury Road) – ces jeunes gens qui vendent des magazines en porte à porte sont les petits soldats d’un capitalisme sauvage. Des gamins à qui personne n'a jamais demandé ce à quoi ils rêvaient, mais qui songent en silence et comme leurs ainés à un lopin de terre rien qu’à eux.
Me voilà à la Quinzaine des réalisateurs en attendant Gégé Depardieu qui vient présenter Tour de France. Pas loin un type indélicat voudrait y aller à la machette : «Tous les films sont trop long cette année, American Money (sic) par exemple… y’a une heure à couper !». Je l’entendrai plus tard exploser de rire devant Depardieu rappant la Marseillaise : «Allons enfants de la patrie, yo yo, bang bang». Avec un peu de chance, dimanche, Andrea Arnold sera primée, je commence à prendre goût au bruit des huées.
La soundtrack d’American Honey est sur Spotify.