Citizenfour : comment Hollywood en est arrivé à récompenser un traître ?
« Edward Snowden could not be here tonight for some treason... ». Le petit jeu de mot entre reason (raison) et treason (trahison) lancé nonchalamment par Neil Patrick Harris, maître de la 87ème cérémonie des oscars, pose en réalité une bonne question : comment l'Académie a-t-elle pu récompenser Citizenfour, un documentaire dans les coulisses des révélations fracassantes des programmes d’espionnages de la NSA, faites par l’informaticien Edward Snowden, aujourd'hui persona non grata dans son propre pays ? Pourquoi celui que le pouvoir américain accuse d'être un espion, un traître, un anti-patriote, réfugié en Russie en ce moment même, est-il apparu comme un nouveau héros, digne de voir son nom accolé à un Oscar ?
Les Oscars 2015 se sont avérés assez consensuels et pauvres en surprises. Pour la première fois depuis le passage de 5 à 10 nommés au maximum dans cette catégorie, chacun des films en lice pour la statuette du meilleur film a eu sa part du gâteau, même petite, comme ça pas de jaloux... On peut néanmoins noter le peu de présence au palmarès d’American Sniper (si ce n’est le prix assez mineur du meilleur montage son), le dernier bébé patriotique de Clint Eastwood, confortant ou questionnant (c’est selon) les mythes et les légendes des grands héros de guerre américains. Face à cette défaite, on peut aussi raisonnablement s'étonner du triomphe du documentaire Citizenfour réalisé par la documentariste et journaliste Laura Poitras sur le lanceur d'alerte Edward Snowden, accusé de vol, d’espionnage et d’utilisation illégale de biens gouvernementaux par les États-Unis. L'Académie a visiblement jugé plus sensé de récompenser un "traître" plutôt qu'une légende du patriotisme...
Ennemi de la nation, ami des votants
Cette consécration est inattendue à plusieurs égards, notamment parce qu'on peut prêter aux votants des Oscars un certain conservatisme et une propension à récompenser des films plus convenus que polémiques. Une enquête du Los Angeles Times datant de 2012 a par ailleurs révélé un pourcentage douloureux de 94 % de Blancs et 77 % d'hommes au sein de l’Académie, constat qui remet depuis en question l’équité du vote et la place de certains films nommés, accusés de ne pas représenter la pluralité de l’Amérique mais seulement un échantillon. On s’attendait donc à un succès d’American Sniper, qui a le vent en poupe au box office en ce moment, et qui s'imposait comme le candidat parfait pour convaincre et flatter l’Amérique. Surprise : la cérémonie a prouvé sa capacité à échapper au préjugé en récompensant un film qui ne donne pas une vision policée de l’Amérique, loin de là, mais qui la critique, et qui s’institue même furieusement contre son gouvernement. Valider Citizenfour, comme l'a fait l'Académie, reconnaissons-le, n’est un acte ni anodin ni impartial. Cela équivaut à une prise de position politique. Effectivement, au contraire de l’oscar du meilleur réalisateur remis à Roman Polanski en 2003 pour Le Pianiste, qui se contentait de récompenser l’oeuvre et le sujet du film (Polanski reste sous la menace d'une arrestation s'il met les pieds aux USA), adhérer à Citizenfour, c’est nécessairement adhérer à l’homme et à son propos. Car Edward Snowden est le sujet de Citizenfour.
Ce qui étonne d’avantage, peut-être, c’est la proximité temporelle avec la cyber-attaque dont a été victime en novembre dernier Sony Pictures Entertainment, géant du divertissement hollywoodien, qui a vu une grande partie de ses données volées et dispersées sur le web. Ce piratage massif, revendiqué par un groupe de hackers nord-coréens (bien qu’on n'en ait pas la preuve formelle), a porté préjudice à la sortie du film L'Interview qui tue ! et à l’industrie du cinéma toute entière. On se souvient aussi du scandale récent du Fappening, le hack des photos personnelles et plus qu'intimes d'un très grand nombre d'actrices américaines. On pouvait donc aisément imaginer une rancoeur et une hostilité de la part d’Hollywood à l’égard de toute forme de subtilisation de données.
Snowden : "La vérité arrive et rien ne pourra l'arrêter"
Les situations se révèlent finalement antagonistes. Les actes d’Edward Snowden étaient motivés par la volonté de divulguer une vérité que chaque citoyen était en droit de connaître. Contrairement aux pirates précédemment évoqués, lui a oeuvré pour le bien commun. Et bien qu’étant considéré comme un traître à la nation, il a légèrement réajusté la définition qu’on peut se faire du patriotisme. Notons tout de même que Steven Soderbergh a produit le film et que des musiciens de renom (Trent Reznor et Atticus Ross de Nine Inch Nails, déjà auteurs, à deux ou en solo, des BO de The Social Network, Millenium et Gone girl) ont composé la bande originale du film. Cela signifie que certains acteurs de l'industrie cinématographique n'hésitent pas à accoler leur nom à Citizenfour, et donc à soutenir sa démarche. Edward Snowden n'est effectivement pas seul contre tous dans cette histoire et bénéficie du soutien d'un nombre non négligeable de partisans. Un sondage effectué par Angus Reid Global révèle que le Canada le soutient à 67 %, le Royaume-Uni à 60 %. Les Américans sont en revanche un peu plus divisés avec 51 % de défenseurs contre 49 % de détracteurs.
« Tout ce que je peux dire maintenant est que le gouvernement américain ne pourra pas cacher ça en m’emprisonnant ou en m’assassinant. La vérité arrive et rien ne pourra l'arrêter » déclarait Edward Snowden dans sa première interview au Guardian.
Alors informaticien, Edward Snowden décide de tout quitter un beau matin pour révéler le scandale de la surveillance de masse opérée par l'Agence de Sécurité Nationale des États-Unis (NSA). Après s’être emparé de documents classés top secret, il se réfugie à Hong Kong. Rappelons qu'espionner un étranger déclaré suspect est légal aux Etats-Unis suite au PATRIOT act, loi votée au congrès américain en 2001 pour se prémunir de toute menace terroriste, mais qu'espionner ses propres citoyens est en revanche complètement illégal. Laura Poitras a pris le parti d’axer le documentaire sur l’espionnage mené contre les citoyens américains, sans autorisation préalable. Le film est donc une critique radicale des agissements de son gouvernement américain, autant qu'une mise en avant de l'ambiguité du statut traître/héros d’Edward Snowden, personnage qui a agi contre le gouvernement mais en faveur des citoyens.
A la fois documentaire et film d'espionnage haletant
Citizenfour est un document d'exception au sens premier du terme, car il a été tourné en temps réel, à l'intérieur même du volcan avant qu'il n'entre en éruption, ce qui lui donne un caractère foncièrement précieux et palpitant. Pendant que les révélations sur la NSA pleuvaient à la télévision et dans la presse, et que personne n'avait connaissance ni de l'identité du fameux lanceur d'alerte, ni des tenants et des aboutissants de cette affaire délicate, Laura Poitras, elle, était au coeur de ces confidences fracassantes et en filmait les coulisses. Citizenfour est une collision entre les vrais enjeux du film documentaire et la passion du film de fiction, un objet incroyable. La puissance du récit, les personnages et les punchlines qui semblent avoir été écrits tant ils sont forts, la féroce intimité des scènes : tout confère à l'haletant film d'espionnage. Sauf qu'ici tout est vrai, il ne s'agit pas d'une reconstitution: Citizenfour est un morceau d'Histoire saisissant dont nous sommes les témoins privilégiés.
L’interview exclusive de Snowden s’est déroulée sur une semaine dans le huis-clos de sa chambre d'hôtel hongkongaise, en présence du journaliste du Guardian, Glenn Grennwald, premier à révéler les faits, entre paranoïa, tension maximale et sidération face à la profusion de documents accablants contre les États-Unis. Devant la caméra de Laura Poitras, Edward Snowden dévoile pas à pas les différents programmes et systèmes de surveillance utilisés par la NSA, dressant le constat édifiant du caractère abusif et anti-démocratique du gouvernement américain. Citizenfour dresse avant tout un portrait d'Edward Snowden, bien que son intention fut de s'effacer derrière l'information divulguée. Edward Snowden, c'est un rôle tout cinématographique, à la fois héroique et fragile, au potentiel dramaturgique formidable, dont la puissance est ici décuplée par le caractère on ne peut plus véridique et intime d'images prises au coeur de l'instant. Il s'impose en héros exemplaire, un homme en cavale qui ne craint ni les représailles ni la prison, mais bien davantage les atteintes à sa liberté intellectuelle et à celle des autres. Celui ci a d’ailleurs déclaré dans un communiqué relayé par l’Union américaine pour les libertés civiles, à la suite de l’oscarisation de Citizenfour : « J'espère que cette récompense encouragera plus de monde à aller voir le film et à se laisser inspirer par son message : les citoyens ordinaires, en travaillant ensemble, peuvent changer le monde ». Voilà pourquoi Citizenfour a remporté l’Oscar et pourquoi c’est Edward Snowden le vrai destinataire de cette récompense : cela marque le sacre d’un citoyen lambda mué en héros du contre-pouvoir, qui lutte pour les libertés civiles et la démocratie, non pas avec des armes à feu mais avec des armes numériques. Edward Snowden, c'est un peu un nouveau super héros masqué qu'on pourrait nommer "Verax" (équivalent de véracité en latin), un de ses noms de code.
Un héros de la culture Web, pas Disney ou Marvel
Cette figure de génie informatique luttant pour l’éclatement de la vérité n’est pas sans rappeler Aaron Swartz, jeune prodige fondateur de Reddit, contributeur au développement des flux web RSS, qui s’est suicidé à la suite de poursuites judiciaires et de persécutions pour avoir hacké des articles scientifiques afin qu'ils soient partagés entre chercheurs. Un documentaire sur son histoire lui a d'ailleurs été consacré : The Internet's Own Boy, L'Enfant d'internet en VF. Aaron Swartz est peut-être mort en martyr, mais Edward Snowden, lui, a été érigé en héros. En cela, Citizenfour est le dernier maillon triomphant de cette chaîne d'abolition des frontières entre amateur, citoyen lambda, et personnalité politique, publique. Edward Snowden et les autres - Julian Assanges, Mark Zuckerbeg, Aaron Swartz, qui ont tous leur film dédié - naissent de cette redistribution des cartes : chacun peut tirer son épingle du jeu et influencer l'histoire grâce à ses compétences informatiques. Autant Citizenfour est exceptionnel du point de vue des faits relatés, autant à travers ce scandale politique c'est aussi la culture hacker/amateur et la culture numérique qui trouvent leur point d'orgue ; en attendant la sortie prochaine en France de Hacker de Michael Mann et d'un biopic sur Snowden sous la direction d'Oliver Stone pour Noël, avec dans le rôle titre Joseph Gordon-Levitt (même si on a bien du mal à imaginer ce film surpasser, ni même égaler, la puissance dramatique ahurissante de Citizenfour). Plutôt que des American Snipers, gageons que les prochains héros de l'Amérique soient des American Leakers.
On a toujours vanté la capacité qu'ont les américains à revenir très rapidement sur leur Histoire, qu'elle soit positive ou négative d'ailleurs, mais on touche ici à quelque chose d'encore plus fascinant, ils parviennent désormais à filmer les évènements lorsqu'ils se déroulent, en temps réel o_O
Tout va trop vite !!!
Juste une légère correction : l'article donne l'impression que Trent Reznor et Atticus Finch ont composé la bande-originale spécialement pour le film mais en fait, celui-ci utilise une composition existante de Nine Inch Nails (de l'album "Ghosts"). Rien de bien grave, ceci dit.
http://www.latimes.c...ct-story.html#page=1