Les Chants de Mandrin : entretien avec Rabah Ameur-Zaïmèche
A l'occasion de la sortie cette semaine des Chants de Mandrin, son quatrième film et sans doute le plus risqué, nous sommes allés à la rencontre du cinéaste français Rabah Ameur-Zaïmèche.
Dans ce film historique pensé avec une grande liberté, il raconte le destin d'une bande de contrebandiers au milieu du XVIIIème siècle, prêts à tout pour imprimer et diffuser des chants anonymes à la gloire de Louis Mandrin, leur ancien maître et célèbre brigand populaire, qui avait monté une armée de plusieurs centaines d'hommes avant de se faire prendre et rouer vif par les soldats du roi. Dans sa lettre à Belissard (le chef des contrebandiers, joué par le cinéaste), l'imprimeur des chants (Jean-Luc Nancy) écrit : « la poésie est cela qui nous porte là où nul discours ne saurait le faire ». Soit, une belle définition du cinéma de Rabah Ameur-Zaïmèche.
Pour en parler, il nous a reçus dans sa ruche de Montreuil, là où, avec sa société (Sarrazink Productions), il confectionne tous ses films depuis Bled Number One. L'essentiel de la pré et post-production y est réalisée en totale autonomie. Au milieu de son bureau, on retrouve des morceaux de décors et des costumes ; et sur un pan de mur, s'étalent les titres de toutes les séquences prévues au scénario, écrits sur des feuilles de couleurs. Souvenir d'un grand puzzle dont les pièces bancales sont depuis tombées au montage. Sur le bureau, les piles de livres traitant de Jésus et Judas indiquent qu'une nouvelle aventure se prépare déjà, au milieu des traces de la rude bataille qu'il a engagé pour mener à bien ce projet auquel personne ne croyait.
Ses débuts de cinéaste
Avant de devenir cinéaste, vous aviez suivi un parcours universitaire. Pouvez-vous nous en parler rapidement ?
Oui, je me suis promené... J'avais trop flippé de faire l'école de cinéma, à l'époque c'était l'IDHEC (la Fémis aujourd'hui). Il suffisait de rater le concours pour être après rempli de frustration et de déception, et ça aurait pu en réalité mettre en danger un rêve d'enfant. Donc, comme j'avais du temps et que mon père était patron d'une société de transport, il voulait que je continue mes études, j'ai fait philo, psycho, socio... Et ensuite j'ai fait anthropologie urbaine.
Ce qui a été très utile pour Wesh, Wesh, qu'est-ce qui se passe, votre premier film, tourné dans la cité des Bosquets en Seine Saint-Denis...
Oui, mon sujet c'était « Territorialités des minorités ethniques en milieu urbain ».
Wesh Wesh était très autobiographique et en même temps se trouvait directement en lien avec vos recherches.
En fait, avec mon camarade, on s'est dit « qu'est-ce qu'on fait de nos notes de recherche ? ». Si on poursuivait nos études, ça allait devenir un mémoire qu'on allait mettre dans les greniers de la Sorbonne... Donc, on a arrêté les études et avancé sur le scénario.
Du coup, vous avez appris en autodidacte ?
Oui, j'ai lu quelques bouquins, Eisenstein à donf', et un petit fascicule de leçon de mise en scène. Et puis la meilleure façon d'apprendre, c'est l'école empirique. Depuis qu'on est mômes, mes frères m'autorisaient aussi à regarder les films du ciné-club, dès l'âge de cinq ans.
Les Chants de Mandrin, un film historique moderne
Les Chants de Mandrin est votre premier film "historique", qu'est-ce qui vous a poussé à plonger dans l'histoire ?
Le film reste contemporain. Il sert de prétexte pour continuer à interpeller l'histoire, à interpeller le cinéma, et aussi la notion de temps, le présent.
Quels films t'ont particulièrement marqués pour le préparer ?
Le film de Rossellini, La prise du pouvoir par Louis XIV. Et puis la série TV Mandrin qui passait à la télé quand j'étais môme.
Après, au collège, on nous a montré Nanouk l'esquimau et puis L'Homme d'Aran, Jean Rouch... ça m'a... [ndlr : il mime le souffle coupé]. C'est un peu ce cinéma qu'on fait quand tu regardes bien. Et Boudu sauvé des eaux, de Renoir, il y a ce petit truc un peu libertaire qui continue à souffler dans le cinéma français à travers les époques.
Pour moi c'est la première fois qu'on voit qu'on peut capturer des moments magiques. Des moments où des hommes confrontés à la domination d'autres hommes trouvent des solutions magiques pour se soigner et se guérir. Il y a de la magie dans Les Chants de Mandrin. Les mecs, c'est des hommes des bois, ils sont obligés de savoir s'orienter par rapport aux étoiles, de connaître les plantes pour se soigner...
C'est vrai que c'est assez impressionnant dans le film, cette polyvalence des contrebandiers. C'est quelque chose qu'on a un peu perdu aujourd'hui.
Ils sont complets. Qu'est-ce qu'un homme aujourd'hui ? Et pour quelles raisons doit-on continuer à vivre sinon pour sentir battre la vie à pleins poumons, putain ! Se sentir vivant, c'est quand même exceptionnel. Et nous dans Les Chants de Mandrin, on a quelques morts, comme ça, qui ponctuent notre marathon, tout comme la musique. C'est pour montrer qu'on a une chance extraordinaire d'être vivants, donc ne nous laissons pas consumer, consommer. La vie passe vite.
Tout le travail de reconstitution n'a pas été rebutant au début ?
Non, c'est des études. Encore une fois, on prolonge encore nos études, elles ne sont jamais terminées. On a lu plein de bouquins, aussi bien toutes les biographies de Mandrin que des livres sur les langues du 18ème siècle. C'est là qu'on a découvert "Houet Houet", une expression d'époque, qui voulait dire "22, attention !". A un moment quand les Mandrins arrivent ont entend "Houet, Houet ! Les Mandrins sont de retour !". "Houet, Houet", "Wesh, Wesh"... Langage populaire, expression populaire.
Le travail sur la langue et sa musicalité est important dans le film. La complainte finale dite par Jacques Nolot rappelle le slam.
C'est un slam, c'est du freestyle. Notre travail si on regarde bien c'est du free jazz : on prend un contexte, une mélodie, une ligne et après hop, on oublie pour partir dans des chemins complètement inattendus, une échappatoire. C'est comme ça qu'on construit notre cinéma, je pense.
On a toujours senti cette volonté d'évasion, de trouver des lignes de fuite. A la limite on pourrait dire que la fin de Wesh Wesh, la fuite de Kamel dans la forêt et le coup de feu, ça se terminait là où commence Les Chants de Mandrin avec ce soldat déserteur et blessé que votre personnage, le chef des contrebandiers, arrache aux soldats pour l'enrôler dans ses troupes.
Oui, ça aurait pu être le rêve de Kamel [ndlr : sourire].
Les Chants de Mandrin est votre film où le désir d'évasion parvient le mieux à s'accomplir, non ?
Dans Wesh Wesh, Kamel était dos au mur, il ne pouvait pas sortir, à chaque fois, il risquait d'être expulsé. Sa seule activité, c'est d'aller à la pêche avec les mômes. Et ça, c'est vraiment tiré de quelque chose que j'avais observé dans le quartier. J'ai passé plein de temps dans la cité avec des potes. Et parmi eux, il y en avait un qui était clandestin et il allait à la pêche.
Pour revenir aux personnages que vous incarnez dans vos films, j'avais l'impression que dans les trois premiers, c'est toujours des communautés bien circonscrites et votre personnage en fait partie, mais est toujours en porte-à-faux, en retrait, un peu solitaire... Et là, pour la première fois, le personnage fait vraiment partie d'une famille.
Oui, mais dès Wesh Wesh, il y avait déjà l'importance des communautés, qui sont à la lisière, il était avec les autres et il tente de révéler leurs spécificités.
Wesh Wesh est très dur, violent, mais dans les rapports avec les flics, il y a un côté « les gendarmes et les voleurs ».
Evidemment ! Les cowboys et les indiens. On retrouve ça dans Les Chants de Mandrin.
Le tournage : l'aventure d'une « bande cinématographique »
Il y a une vraie dimension ludique dans le film.
Oui, ludique. C'était plaisant, on a joué. On est entre nous, on n'est pas nombreux, 20 ou 30, dans une bande cinématographique. On essaie d'inventer une fraternité entre nous, au moins le temps d'un tournage, et là elle continue, elle dure toujours et ça doit rejaillir dans le film. Quand on va sur un tournage, d'habitude, il y a pas plus pyramidal que ça avec les assistants des assistants... Le réalisateur est pratiquement inaccessible.
Tandis que, là, sur le tournage c'est comme dans le film, il y a un leader mais pas de chef ?
Absolument, que ce soit le réalisateur, le producteur, l'auteur... J'ai la chance de pouvoir réunir ces trois casquettes. Et le fait d'être acteur, devant la caméra, ça encourage, ça stimule, ça pousse aussi les autres. Dans l'équipe technique, par exemple tu as le monteur de tous mes films qui est contrebandier, ceux qui étaient au son, c'est les soldats. Tout le monde est passé devant la caméra sauf Irina Lubtchansky (la chef opératrice).
On s'entend très bien avec Irina, sinon on ne pourrait pas sur le tournage. Dans l'équipe, il y a des gens avec qui ça passe bien, mais au tournage, devant les difficultés, les dangers, la fatigue, le tournage lui-même les excluent ou ils s'excluent eux-mêmes, c'est comme ça. C'est une espèce de tourbillon qui concentre et qui agglomère les énergies les plus motivées et celles qui ne sont plus là sont expulsées. C'est douloureux, il y a des amitiés qui se brisent, c'est déjà arrivé. J'avais un super pote qui était mon assistant, en tant qu'assistant il a fait un sacré travail de préparation, mais arrivé au tournage, il y croyait plus, il disait qu'on allait droit dans le mur.
Et vous pensez continuer à jouer dans vos films ?
Oui, le fait de jouer dans notre cinéma, ça me permet de maîtriser réellement cette énergie, de nourrir cette utopie. Et puis il faut s'engager à donf', c'est ton projet, c'est ton histoire, tu t'embarques dans l'écriture, la préparation, et à un moment, si tu veux être poussé par une forme de providence, il faut s'engager à fond. C'est une forme d'engagement total. Et à ce moment-là, il y a quelque chose qui se produit, surtout dans des moments complètement inattendus, il y a un fil qui tient, qui te permet de préserver ton intention ; il y a des rencontres qui viennent, il y a des générosités que tu attendais pas et qui aident à ne pas faillir. Il n'y a rien de génial qui peut sortir si on ne prend pas en considération que la providence est à proximité, surtout dans les moments les plus graves, les plus dangereux. Il y a un alpiniste qui disait que dans les moments où il n'avait plus de force, qu'il avait les mains complètement gelées, il sentait une présence à côté de lui, qui lui disait de poursuivre encore son effort. A un moment donné, il y a quelque chose d'étrange qui se produit, parce que tu t'es engagé totalement, qui vient te soutenir, que ce soit dans les arts ou dans les sports extrêmes. Donc le fait de m'engager devant la caméra aussi, ça nous apporte.
Un cinéma "à la lisière"
Le film, la diction, la manière de jouer des acteurs, met vraiment à distance le spectateur. Cyril Neyrat parle de film "brechtien"...
Oui, Brecht, ça fait longtemps qu'il n'est pas revenu au cinéma. Ce n'est pas grâce à moi qu'il est sorti du théâtre, mais son héritage il passe d'art en art. C'est éminemment moderne, c'est une belle oeuvre de résistance. Il y a des films qui ne sont construits que d'images, pas le notre.
Il y a une différence entre l'image et le plan ?
Oui, une image, c'est de l'illustration. On illustre par l'image un scénario qu'on doit suivre de bout en bout avec la production qui est là, qui surveille. Regarde comme la grammaire de la plupart des films est facile : champ-contrechamp, plan serré-plan d'ensemble, on revient plan serré... 1, 2, 3... 1, 2... Il y a rien, il y a pas de frontalité, pas de mise en abîme, pas de prise de risque, pas de mise en danger.
Mais je pense qu'on va être de plus en plus nombreux, ça fait école. Il va y avoir de plus en plus d'oeuvres ancrées dans des bulles rêvées.
La question de la diffusion, de la distribution des oeuvres est au centre du film, quel rapport avez-vous à Internet et au piratage ?
Nous, quand on voit que notre film est sur MegaUpload, on est contents. On est contents que nos films soient vus. Après, les droits d'auteur ? Mes couilles, on touche rien. Ceux qui touchent d'abord, c'est les exploitants, les distributeurs, pour rembourser leur investissement... On touche des clopinettes en droit d'auteur.
Il n'y a que des « devoirs », comme disait Godard...
Déjà ! Remplissons-les le mieux possible et après on parlera. Là, on est avec MK2, ils nous donnent une paix royale, on sort sur une vingtaine de copies et on espère que le film va rester sur la durée, mais c'est pas facile. Il y a une autre possibilité, c'est la VOD, une fois que la distribution cinéma est terminée, on peut attaquer la VOD. Il faut que la vie d'un film suive son cours, il y a des virages, des cascades...
Et est-ce que vous croyez dans les possibilités de développer des modes de révolte et de résistance sur internet ?
Ce genre d'outil est nouveau dans l'histoire de l'humanité. Les dominants essaient de le contrôler pour en faire une espèce de Big Brother infernal. On est obligés de rentrer dans la résistance, de rejoindre les anonymes. Regarde comme la propagande passe dans ce genre de flots, c'est incroyable.
Dans la complainte de Mandrin dite par Jacques Nolot, une phrase revient comme un leitmotiv : « Vous m'entendez ? ». A qui s'adresse-t-elle ? A son public ?
Oui, à l'époque c'était les paysans, la classe sociale la plus importante. Et il y a une espèce de feedback, ça interagit avec le public.
Est-ce que vous, en tant que cinéaste, vous avez aujourd'hui le sentiment d'arriver à vous faire entendre ?
On fait un cinéma qui est quand même très en marge, et encore une fois vraiment à la lisière, et je suis pas sûr que beaucoup de spectateurs y soient habitués ou nourris par ce genre de pratiques. J'aimerais bien, mais c'est pas le cas. Parce qu'on a conditionné la plupart d'entre nous avec des rythmes d'image, une cadence. On nous a appris à consommer, mais pas à voir. Nous, on est à la lisière, à chacun d'entre nous de vouloir s'y installer ou pas. En tout cas, c'est une zone certes de non-droit, c'est vrai que ça peut être extrêmement dangereux, mais c'est là où tu retrouves le sens ultime de nos existences. A quoi bon vivre en sécurité jusqu'à la fin de ses jours si on est conçus uniquement comme un agent économique, une bête de production ?
Images : © Les Films du Losange / MK2 Distribution
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ElmerHunter25 janvier 2012 Voir la discussion...
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IMtheRookie25 janvier 2012 Voir la discussion...
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ElmerHunter25 janvier 2012 Voir la discussion...
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IMtheRookie25 janvier 2012 Voir la discussion...
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bonnemort25 janvier 2012 Voir la discussion...
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