Le cinéma peut-il survivre à Quentin Tarantino ?
« Le cinéma est mort » déplorait Quentin Tarantino en 2014 à Cannes où il venait présenter Pulp Fiction, 20 ans après sa consécration, pour une projection au cinéma de la plage, la seule de ce 67ème Festival en 35 mm. Un an et demi plus tard, la sortie de son nouveau film, Les Huit salopards, donne l'occasion de revenir sur cette déclaration macabre ainsi que sur l'histoire d'un art dont il pourrait finir par être l'ultime représentant.
C'est une histoire qui commence à Lyon. Nous sommes le 19 mars 1895 et une cinquantaine d'employés, surtout des dames, quitte son lieu de travail. Il s'agit en fait du tournage de La Sortie de l'usine Lumière. Si cette version, la première, s'achève sur le passage d'une voiture à cheval, c'en est une autre, tournée un an plus tard au même endroit, qui restera pour la postérité comme le premier film du cinématographe. Longtemps perdu, le vrai premier film, celui avec la diligence, ne sera retrouvé que dans les années 1980. Des quelques 1 500 vues cinématographiques produites par les frères Lumière dans les dix ans qui suivirent l'invention du procédé, c'est l'arrivée d'un train à vapeur, du même genre de celui qu'on attend sur les accords de Morricone dans ce grand conte de l'Ouest, qui aura le plus marqué les esprits. On racontera même que les spectateurs pris de panique à la vue de l'engin en mouvement avaient fui la salle lors des premières projections. C'est probablement faux, mais vous savez, quand la légende dépasse la réalité... Voilà, on évoque la naissance du cinéma et, déjà, on ne parle que de western.
La guerre est perdue
Un western, c'est donc tout naturellement ce qu'a choisi de faire Quentin Tarantino pour la seconde fois au moment de rendre à son art ce qui ressemble fort à un dernier hommage. Subtil huis-clos tourné en 70mm, Les Huit salopards met en scène une guerre des nerfs entre une poignée de voyageurs, naufragés dans une petite auberge qui devient, pour une nuit, leur seul refuge contre un terrible blizzard. Au centre de l'attention, une femme, Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh), prisonnière a priori redoutable, qu'un chasseur de primes zelé mais peu commode, John Ruth (Kurt Russell), entend conduire à la potence. L'action se situant peu après la Guerre de Sécession, la cohabitation forcée de ces quelques individus est l'occasion d'aborder une grande variété de sujets via diverses oppositions de sexe, couleur de peau, génération ou camp politique. Le tout enrichi par un format d'image particulièrement étendu qui permet, dans la plupart des séquences, de tirer parti de l'arrière-plan, mais aussi de renforcer la paranoïa qui irrigue le film. Malgré le huis-clos, le cadre est en effet si vaste que le spectateur a la sensation de ne jamais pouvoir garder un oeil sur tout le monde.
Le décor et les costumes sont également largement mis à contribution pour renforcer les oppositions et instiguer dans la mise en scène une forme de géopolitique miniature. Comme quand un personnage propose de diviser l'auberge en deux – le salon figurant la Georgie, le bar Philadelphie – pour instituer un terrain neutre autour de la table à manger ou quand la couleur d'un manteau passé d'un individu à l'autre rebat les cartes des alliances.
Mais en creusant un peu, on trouve aussi un sous-texte plus profond. Car de quoi les fims de Tarantino parlent-ils ? Plus il font mine de se pencher sur l'histoire de notre monde et plus c'est, en fait, l'histoire du cinéma qu'ils examinent. Ultimement, son œuvre ne parle que de ça. En écho à ses propos cannois, l'action des Huit salopards pourrait ainsi faire suite à une autre Guerre de Sécession, celle qui a opposé la pellicule au numérique : « La guerre est perdue. La projection numérique, c'est juste de la télévision en public. Et apparemment, le monde est ok avec ce concept de télévision en public, mais ce qui, pour moi, était le cinéma est mort désormais ».
Dans son essai documentaire de 1995, Un Voyage à travers le cinéma américain, Martin Scorsese décrit la ruse et la roublardise nécessaires à l'exercice du métier de cinéaste. Les réalisateurs doivent savoir contourner les règles imposées par les studios ou la censure. Ils se distinguent ainsi par leur capacité à jouer des apparences pour parvenir à leurs fins. Le cinéma, dit Scorsese, est un art de « contrebandiers » (smugglers). Les personnages de Tarantino sont de cette trempe et, si le vice est sans doute encore plus profond chez eux, c'est précisément parce que le cinéma est à l'agonie. Au bout de leur guerre, seuls les meilleurs ont survécu, c'est-à-dire les pires. Deux ou trois cowboys, un vieillard, une femme, un Noir, et deux étrangers... présentée comme ça, cette équipée glorieuse a même des airs de nommés aux Oscars.
Rassemblés sur les plaines fumantes d'un art dévasté, déchirés par un mythe éventé auquel il n'y a plus lieu de croire, ces derniers héros-cinéastes n'ont plus qu'à s'entretuer. Et Tarantino de réaliser son fantasme en donnant au cinéma une fin épique et sanglante. Mais le jeu de massacre est finalement désolé. Alors que les deux précédents longs-métrages de Tarantino culminaient dans les flammes – le climax d'Inglourious Basterds exprimait d'ailleurs explicitement le caractère inflammable du cinéma – ici tout tend vers une froideur funeste et désespérée.
Grave Danger
Et pourtant, s'il semble bien faire l'oraison funèbre du cinéma, le film de Tarantino est également porteur d'espoir. Par nature, précisémment parce que, dans son format roadshow (70 mm Ultra Panavision, 3h07, ouverture et entracte) mais pas seulement, Les Huit salopards est tout sauf de la « télévision en public », il démontre que, sous sa direction au moins, son art respire encore. Pour reprendre une image qui lui est chère, on se plait à penser que le cinéma n'est pas mort, mais enterré vivant. Sujet d'une séquence mémorable de Kill Bill, mais avant cela de Grave Danger – le double épisode final de la saison 5 des Experts, imaginé et réalisé par Tarantino – le motif est en effet particulièrement adapté.
Alors que le « plus grand succès de tous les temps » cartonne actuellement en salles, le cinéma ne risque pas de disparaître, mais de perdre sa singularité ; de finir enterré sous cette forme audiovisuelle indistincte qu'on appelle les contenus. Il faut ainsi bien comprendre que la déclaration de Tarantino ne s'attaque pas à la télévision, qui l'a considérablement nourri et pour laquelle il a travaillé à de multiples reprises, mais à la disparition progressive de la différence entre les deux mediums ; une différence qu'il semble regretter.
Si la frontière est aujourd'hui plus ténue, c'est aussi parce que, dans le sillage des productions HBO des années 1990, le niveau de la fiction télé a considérablement augmenté. La distinction entre les séries, medium dominé par les scénaristes, et le cinéma, censé reposer sur la vision des réalisateurs, est toujours valable, mais elle a tendance à s'atténuer au détriment du cinéma. S'atténuer à tel point que c'est paradoxalement parfois à la télévision qu'on a pu vivre dernièrement les expériences cinématographiques les plus remarquables.
8 salopards vs 8 vertueux
Après une riche carrière de près de 25 ans (26 longs-métrages), Steven Soderbergh, dégouté par la frilosité de l'industrie et convaincu qu'elle n'avait plus aucune estime pour les réalisateurs, a décidé de basculer et d'abandonner le cinéma. C'est donc paradoxalement à la télévision que le plus jeune lauréat de la Palme d'Or poursuit son oeuvre avec The Knick, série aussi ambitieuse qu'enthousiasmante sur les progrès de la chirurgie au début du XXème siècle.
Malmenés au box office ciné, les Wachowski ont quant à eux ouvert en 2015 une toute nouvelle voie. Sense8, à l'exact opposé du film de Tarantino, met en scène le destin de huit personnages vertueux dispersés aux quatre coins du monde mais réunis par une force mystérieuse. Ici, c'est avant tout une idée de montage qui semble motiver le projet. Un hyper-montage en fait, qui assure la cohésion d'un ensemble disjoint en défiant l'espace et le temps, mais qui ne se limite pas, comme dans Cloud Atlas, à véhiculer du sens pour le spectateur. Dans Sense8, le montage affecte les personnages en les unissant et leur procure la sensation grisante d'être tout et partout à la fois. La série ne se contente ainsi pas du discours éculé d'un village global mais questionne la nature de l'être dans sa pluralité, et ce grâce à une pure idée de cinéma.
Enfin, on pense au cas intéressant de Fargo, série adaptée d'un film, qui emprunte beaucoup au matériel original sans pour autant le trahir. En plus du ton, du rythme, du décor, de l'incipit ironique et de quelques micro éléments de l'intrigue du chef-d'oeuvre des frères Coen, la série conserve une exigence formelle qu'il faut saluer.
Il existerait donc, en réponse à la « télévision en public », une forme de cinéma à la maison. Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme.
The Hateful Thing
L'histoire des Huit Salopards est aussi celle d'une mutation. Avec à l'origine en 1951, La Chose d'un autre monde, ce film bâtard dont on ne saura jamais vraiment qui de Christian Niby ou Howard Hawks est le père légitime, et puis surtout son remake en 1982 par John Carpenter. Trois ans après lui avoir déjà emprunté son final radiophonique (Fog, 1979), Carpenter s'empare plus directement du huis clos polaire d'Hawks/Niby avec The Thing, mais effectue un changement majeur en faisant de la Chose un ennemi intérieur.
Ce film, que Tarantino a d'ailleurs choisi de projeter à son équipe avant le début du tournage, résonne très clairement dans Les Huit salopards. On retrouve ainsi quelques éléments essentiels de l'intrigue : l'environnement glacial, le huis clos, le récit paranoïaque et bien sûr Kurt Russell. Enfin, il y a la bande-originale d'Ennio Morricone écrite à l'origine pour le film de Carpenter, qui avait choisi de délaisser la version orchestrale pour n'utiliser - on ne se refait pas - que le thème principal au synthétiseur.
The Thing est déjà un film éminemment organique, mais Tarantino pousse donc la mutation plus loin en le dépouillant de ses oripeaux synthétiques. En passant d'abord de la science-fiction au western et en réservant même à la partie d'échecs informatique un pendant analogique, il signifie son rejet total d'un mal numérique. Le choix de The Thing comme matrice à une œuvre sur la mort du cinéma offre ainsi une nouvelle lecture au film de Carpenter. Le cinéma pourrait être cette chose increvable qu'on a ou pas dans le sang, cet art du mensonge et du travestissement, un art de salaud dont on ne pourra jamais vraiment se débarrasser. Quoi qu'on en dise, par le soin apporté au cadre et au découpage, par la beauté harmonieuse de l'éclairage, par le souffle mesuré des plans et la respiration centrale qu'offre l'entracte, par le léger tréssaillement de l'image propre à la projection argentique, Les Huit salopards célèbre un art toujours en vie.
Un peu plus loin dans la conférence de presse cannoise de 2014, Tarantino appelait de ses voeux l'arrivée d'une nouvelle génération, désireuse de retrouver ce que nous avons perdu. Ce film lui est sans doute destiné. Le cinéma est vivant, et donc il peut mourir. C’est une histoire qui commence à Lyon, et qui ne doit jamais finir.
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zephsk20 janvier 2016 Voir la discussion...
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youliseas20 janvier 2016 Voir la discussion...
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hugo20 janvier 2016 Voir la discussion...
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youliseas20 janvier 2016 Voir la discussion...
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hugo20 janvier 2016 Voir la discussion...
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zephsk20 janvier 2016 Voir la discussion...
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hugo20 janvier 2016 Voir la discussion...
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youliseas20 janvier 2016 Voir la discussion...
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zephsk25 janvier 2016 Voir la discussion...
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Attrianera6 mai 2016 Voir la discussion...