Combien de temps le cinéma peut-il encore résister au live tweet ?
Toujours prêt à se soumettre aux expériences les plus insolites, Joseph, notre vaillant reporter, a assisté à une projection de presse un peu spéciale puisque ses spectateurs étaient invités à tweeter pendant le film (!) via un hashtag dédié. Récit d'une expérience qui laisse encore un peu d'espoir...
Quand l’attachée de presse de Universal a envoyé une invitation à Vodkaster pour une projection très spéciale, mon duo de rédac-chefs a tout de suite pensé à moi. Et pour cause, après m’avoir forcé à ingérer 12 heures de résonance limbique, il s’agissait désormais de me torturer d’une manière plus perverse encore : assister à la projection de Unfriended, film d'horreur que moi-même et une cohorte de geeks acnéiques avions pour mission de live-twitter. De LT. Avec un téléphone. Ce petit objet rectangulaire qui émet une lumière particulièrement vive, bien utile pour chercher ses clefs dans le noir, MAIS CERTAINEMENT PAS POUR PROFITER D’UN FILM AU CINÉMA.
Ma passion pour les mangeurs de pop-corn et autres accros aux réseaux sociaux n'étant plus à démontrer, c’est tout naturellement que j’ai accepté la proposition en me rendant aux premières lueurs du crépuscule rue François 1er, dans ce quartier charmant où j’ai finalement décidé de ne pas prendre un café à 8€50. Je me retrouve dans le hall en compagnie de jeunes hommes pour la plupart imberbes et manifestement ravis qu’on les convie à une séance de torture, mais je ne fais pas le malin : j’ai moi aussi une tablette tactile qui pendouille au bout du bras. Tout ce petit monde a l’air de se connaître et la jeune femme chargée de nous accueillir en profite pour claquer la bise aux habitués en les gratifiant d'un «Comment va ? Ça fait longtemps, hein ? C’était quand déjà ? Ah ah ah». Elle a du mal à me trouver sur son listing.
Le dernier qui tweete est fan du Myspace de Phil Collins !
Le petit escalier qui conduit à la salle de projection privée est orné de moulures vieillies, de colonnades en stuc et autres ravissements pour l'amateur d’art qui achèvent de me convaincre d’être dans une de ces soirées privilégiées, interdites au commun des mortels et réservées aux personnes de goût. Je m’installe finalement tout près d’un jeune homme replet, la bouche effacée par une barbe homérique et qui semble résolument satisfait que je m’assoie à ses côtés, pour une raison qui me paraîtra suspecte toute la soirée. Quoiqu’il en soit, il me cherche du regard et je lui rends parfois, pour le réconforter un peu dans sa recherche fébrile de communion émotionnelle.
Après quelques petits ratés de wifi, la séance commence enfin, chaque petite main pourvue de son hochet lumineux, toutes prêtes à live-twitter EN MASSE.
Eh bien, pas du tout.
On n'a pas entendu une mouche voler, ni aucun vibreur. Tout juste quelques gloussements agrémentés des cris d'effroi de circonstance. D'ailleurs, à part un twittos particulièrement zélé qui a cru bon de retranscrire la plupart de ses émotions dans un langage que vous imaginez particulièrement châtié, le live-tweet a été très très peu nourri. Désert total. Et à tout bien réfléchir, c'est sans aucun doute la meilleure pub que Universal pouvait se payer. Du coup, il faut peut-être parler du film.
Nouvel argument marketing : "Le film devant lequel vous n'oserez pas twitter"
Savant mélange de found footage horrifique à la Blair Witch et plagiat rusé du très inventif court métrage Noah, dont nous parlions ici, Unfriended est beaucoup moins pénible que ce que le pitch laissait deviner. Un an après le suicide d'une jeune californienne, cyber harcelée par ses petits coreligionnaires, six de ses prétendus amis sont la cible d'une vengeance particulièrement retorse et qui répondra à la morale mathieusaine bien connue des amateurs de trottinette : « Celui qui prendra le glaive périra par le glaive ». Rien de bien folichon. Pour peu qu'on passe sur le moralisme un tantinet réactionnaire, sorte de vigilante seventies où les hippies sont remplacés par une génération Z à remettre dans le droit chemin (à l'aide d'un mixeur ou d'une perceuse si possible), il faut bien reconnaître au projet quelques qualités.
Car le procédé ingénieux - qui reprend presque Noah à l'identique et consiste en un seul (vrai ou faux, c'est le sujet) plan-séquence sur un unique écran d'ordinateur - offre des perspectives de narration remarquables. Non pas que le film soit un chef-d’œuvre, non. Mais assurément malin et accrocheur, qui joue sur notre propension à aimer ce supplice de Prométhée qu'est rater une notification Facebook.
Il s'agit essentiellement d'une conversation vidéo sur Skype, permettant un montage savant entre split-screen et focus, distorsion vidéo, rupture de ton, autorisant via d'autres logiciels un jeu sur l'alternance entre texte, photo et vidéo. On passe ainsi de la missive romantique d'ado pré-pubère au porn revenge en un clic. C'est de la concordance temporelle ou de l'écartèlement entre les différents médias, entre ce qui est dit et ce qui est montré (FB, Twitter, Skype...), de ces points de suspension du contact en train écrire, du temps de chargement d'un programme (concept plus éculé) ou du lag interminable, que jailliront tension, suspens et jump scare, assez rares au demeurant.
L'important pour nous n'est toutefois pas dans le film, mais dans l'enseignement qu'on peut en tirer : une œuvre suffisamment captivante constitue une protection efficace contre la pénétration de l'over communication dans ce temple qu'est le cinéma. On pourrait même se prendre à imaginer un nouveau genre de projection-test, où l'on encouragerait les spectateurs à tweeter en live, tout en souhaitant en son for intérieur que personne ne le fasse ; l'absence de tweets devenant révélatrice de l'efficacité du film et de sa rentabilité potentielle. D'ailleurs, prenons les paris : je prédis une belle réussite à Unfriended dans les salles françaises. Évidemment, pas sûr que ça fonctionne avec Bela Tarr, mais je ne crois pas que Le Cheval de Turin ait fait l'objet de projections-tests ou d'invitations au live-tweet.
Je plains leurs femmes.
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En tout cas certains cinés ont réussi à trouver pire que le pop-corn : les CHIPS !
Sinon le Live-Tweet au cinéma, ça ne pourra au pire prendre que sur une petite partie de la population, genre pour les avant-premières ou les séances privées comme celle-ci, mais je lui promets un bel avenir pour relancer l'intérêt des films diffusés à la télévision : horaire unique, film déjà connu par beaucoup, visionnage à la maison sans faire chier son voisin... tout est fait pour que le LT soit optimal.