Eloge de Pixar : les larmes ne coulent pas par hasard
Si les films de Pixar étaient l'œuvre d'une seule personne, on pourrait parler sans mal de "cinéaste majeur de ces dernières années". A la lumière de Vice Versa, parfaite synthèse de la filmographie du studio, tâchons de tirer le portrait de cet auteur unique, expert dans l'art de faire rêver les gosses et pleurer leurs parents...
Je ne me souviens pas bien de la couleur des sièges, mais un jour de 1996, j'ai vu au cinéma le premier long-métrage du plus grand cinéaste américain des 20 dernières années. J'avais dix ans et, en rentrant chez moi après le film, à l'arrière d'une 106 Kid intérieur jean, j'ai commencé à rêver. Un certain Buzz l'éclair nous avait alors indiqué la direction : «Vers l'infini et au-delà !». Telle était la promesse d'une révolution loin d'être anodine pour les enfants de ma génération. Entre les contes et fables dessinés auxquels nous avions été biberonnés et les récits pour adultes à la photographie réaliste, une nouvelle voie s'ouvrait comme par magie dans notre imaginaire.
En fait de magiciens, les responsables de ce miracle étaient des ingénieurs, employés d'un studio parti pour changer le cinéma à jamais. Ce studio s'appellait Pixar et, 20 ans plus tard, alors que sort en salles son 15ème long-métrage, c'est bien à un auteur à part entière que nous avons affaire. L'oeuvre de Pixar est celle d'un cinéaste ; un cinéaste, c'est assez rare, avec lequel nous avons grandi. Qu'il ait pris les noms de Pete Docter, Andrew Stanton, Brad Bird ou John Lasseter, Pixar a veillé comme une bonne fée sur le berceau de notre cinéphilie. Ainsi, pour paraphraser ce qu'avait écrit Alexandre Astruc en 1954 au sujet d'Hitchcock : Pixar raconte à peu près toujours la même histoire, celle de l'angoisse du temps qui passe, en ayant systématiquement recours au même principe : synthétiser l'infinie complexité de l'âme humaine en une palette réduite d'émotions quantifiables. Ces émotions sont généralement incarnées par une poignée de personnages bigarrés dont le point de vue miniature magnifie des péripéties minuscules en aventures majuscules.
La légende de la feuille morte
Pixar s'est ainsi progressivement révélé à nous en distillant, film après film, les indices de sa singularité. Une scène résume un peu mieux que les autres le cinéma de Pixar. Nous sommes au début de 1001 Pattes, le deuxième long-métrage du studio qui, s'il n'est pas le plus mémorable, a notamment eu le mérite d'illustrer très tôt la rupture opérée avec l'animation traditionnelle en général et les studios Disney en particulier.
Réglée comme du papier à musique, une communauté de fourmis se presse pour colecter un maximum de vivres avant la première pluie… quand une feuille morte tombe en travers du chemin.
Immédiatement, cet événement anodin provoque la panique dans les rangs : que faire ? On imagine sans peine à quoi Pixar fait référence en mettant ainsi en scène une organisation ronflante mais archaïque, paralysée face à l'imprévu. La vieille mécanique Disney ne supporte pas le moindre accroc. Il faut ainsi l'intervention d'un responsable pour rassurer ses troupes et les inviter à prendre l'incroyable initiative de contourner l'obstacle.
Des embûches à contourner, les studios Pixar en redemandent, car voilà ce qui fait avancer une équipe obsédée – comme Tilt, le héros du film – par l'innovation.
Mais ce n'est pas tout ce que nous dit cette scène. Au contraire de l'animation traditionnelle, qui impose la reproduction et la déclinaison image par image des éléments présents dans le cadre, Pixar introduit un niveau de représentation intermédiaire entre le dessin et la prise de vue réelle. Une fois modélisée, la feuille est là, dans le champ. La caméra peut bien tourner autour, il n'y a aucune raison, sauf instruction contraire, qu'elle ne glisse d'un pixel hors de ses coordonnées. Quelque soit l'angle, c'est bien toujours la même feuille morte qui est contournée et les mêmes fourmis – potentiellement dupliquées à l'infini par la grâce du copier-coller – qui la contournent. La mise en abyme de la révolution technique sur laquelle reposent les films d'animation Pixar va même plus loin quand, un peu plus tard dans le film, les fourmis élaborent une réplique d'oiseau destinée à effrayer les vilaines sauterelles. Comme le relève Hervé Aubron dans l'essai qu'il a consacré à Pixar en 2011 : «Ce chantier, consistant à articuler des segments et des surfaces, est aussi celui, polygonal, des ordinateurs.»
Les freaks dans la machine
Sur une petite centaine de pages passionnantes, Aubron développe également l'hypothèse d'un Pixar auteur en poussant la théorie jusqu'à faire carrément de l'ordinateur le génie de silicium à l'origine des films. «Telle est éventuellement la prérogative des films Pixar : un grandiose économiseur d’écran pour notre monde-réseau, où la figure humaine se diffracte et se décompose imperceptiblement, en faisant scintiller des pixels indifférents», écrit-il ainsi, entre autres considérations lugubres. L'idée est aussi grisante qu'effrayante, mais, à y regarder de plus près, il semble que, comme dans le R2-D2 de la grande époque, il y ait encore du monde dans la machine.
D'ailleurs, Pixar ne cesse de nous le rappeler. L'entreprise est un thème omniprésent dans son cinéma. De 1001 Pattes à Wall-E en passant par Ratatouille, on retrouve très régulièrement des personnages d'employés aussi zélés qu'originaux, des freaks qui n'ambitionnent rien d'autre que se distinguer de la masse en faisant merveilleusement bien leur boulot. Vice-Versa constitue ainsi pour Pixar son plus fidèle autoportrait depuis Monstres & Cie où il s'agissait, pour les héros du film, de produire des cris d'enfants de manière industrielle. Joie, Tristesse, Peur, Colère et Dégoût sont des fonctionnaires de l'émotion, pointant chaque matin avec dévouement pour mener à bien leur mission.
Telle est la culture de Pixar, société besogneuse à l'idéal d'employé du mois, qui a choisi, ça ne s'invente pas, une lampe de bureau comme emblème. Mais Pixar n'est pas une entreprise comme les autres. Et c'est ce qu'entendent raconter ses films. Ainsi, en marge des longs-métrages développant un univers bureaucratique, on trouve à plusieurs reprises le motif de la famille endeuillée (Le Monde de Nemo, Là-Haut, Rebelle) qui constitue généralement le point de départ d'un périple initiatique aboutissant à la reconstitution d'une cellule familiale. L'ambivalence des Indestructibles, qui traite tout autant d'une famille que d'une organisation professionnelle, est à ce titre caractéristique. Pixar est une entreprise au service de la famille... et vice-versa.
Aux commandes de nos émotions
On peut dès lors mesurer la singularité de Pixar en comparant son dernier film à Reason and Emotion, un court-métrage Disney de 1943. Ce petit film de propagande anti-nazis s'appuyait déjà sur un procédé narratif similaire, en imaginant ce qui se passe dans nos têtes, mais en se limitant à l'opposition binaire entre raison et émotion.
Chez Pixar, la raison est non négociable car elle est à l'origine de toute chose. En effet, pour exercer son art, Pixar rationnalise. La démarche est ainsi appliquée aussi bien à l'élaboration du récit qu'au rendu graphique. Elle consiste, comme l'illustre à rebours une scène de Vice-Versa, à raffiner les idées abstraites en concepts simples qui seront progressivement enrichis. De même, les croquis en deux dimensions évoluent en polygones avant de gagner en matières et textures. Il s'agit là d'opérations éminemment collectives qui sont la raison d'être du studio ; ayant atteint dans ce domaine un niveau d'expertise inégalé.
En cela, l'évolution de la petite Riley – dont on voit le tableau de bord intérieur se complexifier avec l'âge – se confond avec l'histoire de Pixar. L'animation subtile d'une fourrure turquoise dans une tempête de neige, les reflets lumineux sur la visière en toc d'un vaillant astronaute, un millier de boucles rousses agitées par le vent, ou bien encore la mer qu'on a pu voir danser le long de golfes clairs et le bras d'un robot trempé dans une poussière d'étoiles, sont autant de souvenirs de synthèse qu'on imagine stockés dans un data-center monumental, mais qui dorment aussi pour un moment au fond de nos cœurs d'enfants.
Je repense alors à Andy, le Doinel de Pixar, qu'on a vu grandir jusqu'à abandonner ses jouets à la fin de Toy Story 3, et je me demande bien ce qu'il y aura encore au-delà de l'émerveillement infini de l'enfance. Un jour Andy et Riley seront vieux, et leurs émotions fatiguées passeront en boucle quelques souvenirs émoussés. J'imagine un instant le délabrement qui nous guette et une poignée de californiens géniaux pour le modéliser avec tendresse. Bonjour tristesse.
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itachi22 juin 2015 Voir la discussion...
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alexandremathis22 juin 2015 Voir la discussion...
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korogu22 juin 2015 Voir la discussion...
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philippe.f23 juin 2015 Voir la discussion...
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kimdracula11 août 2015 Voir la discussion...