Xavier Dolan : tête bien faite ou tête à claques ?
Du haut de ses vingt-cinq ans, Xavier Dolan a déjà cinq longs-métrages à son actif – tous sélectionnés à Cannes ou Venise. Et sans le veto catégorique d’une minorité de blocage dans le jury, il serait reparti de la Croisette avec la Palme d’Or pour Mommy. Il ne fera donc pas aussi bien que Quentin Tarantino, lauréat pour son premier passage en compétition avec Pulp Fiction. Mais Dolan peut encore battre en âge (il lui reste cinq années pour cela, jusqu’à la trentaine) celui qui a été son prédécesseur dans le registre du cinéaste pop devenu lui-même un objet pop, omniprésent sur la scène médiatique, idolâtré par les uns et détesté par les autres.
Le prolifique réalisateur canadien est l’objet d’une multitude de Tumblr de fans mettant tout dans le même panier (sa belle gueule, son homosexualité, son art), pour qui son statut de génie et de modèle ne fait aucun doute. D’autres trouvent cette adulation inconsidérée, voire délirante, le talent du cinéaste étant selon eux surestimé, alors que l’écho médiatique dont il jouit aggrave encore son cas. En interview, Dolan prend plaisir à renvoyer les deux points de vue dos à dos : «"Comment se sent-on quand on est un enfant prodige ?" : qu’est-ce que je peux répondre à ça ?» déclare-t-il par-ci, «Les gens aiment avoir une vision de moi très tête à claques» annonce-t-il par-là. Afin de trancher, passons au crible sa carrière et voyons ce que chaque étape lui apporte comme points "tête bien faite" ou "tête à claques".
Etape 1 : enfant de pub et doubleur
Enfant acteur dès l’âge de quatre ans, Xavier Dolan a écumé les spots publicitaires à la télévision. Plus tard, avant de faire ses propres films, il a doublé en québécois ceux d’Hollywood ; activité qu’il poursuit très sérieusement aujourd’hui encore (c’est lui que les spectateurs de Montréal entendent quand ils écoutent Harold dans les deux Dragons, par exemple). Dans cette première carrière, qu’il s’agisse de son "rôle" de mascotte de la chaîne de drugstores Jean Coutu, puis de Ron dans Harry Potter, de Jacob dans Twilight ou de Stan dans la série South Park, la ligne directrice est claire : tous des têtes à claques.
Résultat : 20 ans de carrière = 20 points tête à claques
Etape 2 : les premières oeuvres (J’ai tué ma mère, Les amours imaginaires)
En 2009, Xavier Dolan fait son entrée sur la scène cannoise à tout juste vingt ans (les observateurs les plus curieux l’auront repéré l’année précédente dans Martyrs, où il est crédité sous son nom complet, Xavier Dolan-Tadros), avec la sélection à la Quinzaine des Réalisateurs de son premier long-métrage. Sobrement intitulé J’ai tué ma mère, il démarre tout aussi humblement. Ses premières minutes voient se succéder une citation de Maupassant, une adresse face caméra de Dolan lui-même dans un noir et blanc de photographie de mode, et une scène où se percutent une réalisation à l’emphase opératique (ralenti, musique d’orchestre à plein volume) et un contenu absolument trivial – la mère du titre que l’on voit dévorer un toast voracement, et plutôt salement. Ces trois éléments (citations de grands auteurs, parenthèses où Dolan monologue, mise en scène tapageuse) constituent la colonne vertébrale du film. Lequel ne parvient jamais à exister en dehors de son romantisme adolescent à fleur de peau ; trait de caractère parfoit touchant mais qui est surtout énervant lorsqu’il occulte tout le reste et réduit l’œuvre à un long cri narcissique "j’ai des problèmes!".
Parti bille en tête dans l’ornière des têtes à claques, Dolan s’y enferre l’année suivante avec Les Amours imaginaires, qui débute exactement comme J’ai tué ma mère : citation française du 19è siècle (Alfred de Musset cette fois-ci), personnages qui parlent à la caméra, séquence pompeuse (la mise en scène de la constitution du trio amoureux central, Francis-Marie-Nicolas). Soit Dolan est enfermé dans Un jour sans fin, soit il nous fait un doigt d’honneur.
Les choses ne s’améliorent pas dans la suite du film, où ce qui est intéressant et touchant se trouve sans cesse annulé par les exagérations et enfantillages de son auteur. Les amours imaginaires est sincère mais absolument futile, avec son enjeu dramatique de niveau collège (j’ai flashé sur le beau gosse de la classe mais j’ose pas lui dire) étiré sur une heure et demie. Dolan y juxtapose de belles idées – l’exubérance des costumes, le mystère impénétrable de l’objet du désir que représente Nicolas, la brutalité de ses refus – à des emprunts qui se cassent la figure (le trio amoureux de Jules et Jim de Truffaut, les témoignages générationnels de Masculin, féminin de Godard) et des effets de manche qui nous cassent les pieds. Il surligne chaque émotion, chaque drame même superficiel au stabilo fluo, en appuyant tellement qu’il perce la feuille de son journal intime d’ado-cœur-d’artichaut.
Résultat : 2 films de 90 minutes = 180 points tête à claques, comptent double avec le bonus "copie quasi conforme" = 360 point tête à claque
Etape 3 : un tournant à l'écran (Laurence anyways, Tom à la ferme)
En 2012, après une "année sabbatique" à ce jour historique – 2011 étant la seule saison de festivals qu’il a ratée – Dolan revient une fois encore à Cannes. Mais la rupture alors marquée par Laurence Anyways est spectaculaire : le film dure 2h40, Dolan n’en est pas l’interprète principal, et le personnage central est très éloigné de lui. Laurence, que joue Melvil Poupaud, est un transsexuel (d’homme vers femme) âgé d’une quarantaine d’années. Dolan lui donne vie avec une fougue, une sensibilité et une justesse qui rappellent un autre prodige pop : lorsque Quentin Tarantino, à 34 ans, nous contait dans Jackie Brown la ballade douce-amère de deux cinquantenaires (dont une femme noire) ayant la vie derrière eux. Chez les deux cinéastes, on découvre soudain une capacité à sortir d'eux-mêmes pour se projeter dans l’existence et l’âme d’êtres qui leur sont étrangers. Dans le cas de Dolan, le geste cinématographique neuf qu’il accomplit avec Laurence Anyways vient épauler l’aventure de Laurence : bousculer un ordre établi et des conventions fossiles, inventer sa propre voie et s’y montrer fidèle pour donner l’exemple. Le film, autant que son protagoniste, deviennent vecteurs de quelque chose d’universel. En jeu, le prélude à un chamboulement des esprits et des mœurs ; une révolution. Ce dernier terme est explicitement prononcé dans le film, à un moment charnière : la première apparition de Laurence en femme aux yeux du monde (dans le lycée où il travaille) et du public.
Ouvert sur la société plutôt qu’obnubilé par le nombril de son personnage – les seconds rôles qui entourent Laurence sont également respectés, montrés comme étant en quête d’un accomplissement de soi –, Laurence anyways révèle un Xavier Dolan qui consent à devenir un artiste pour le monde et non simplement pour sa pomme.
Cette mutation vers une tête bien faite se poursuit avec Tom à la ferme, où certes le cinéaste revient sur le devant de la scène, mais où il ouvre surtout pour la première fois sa mise en scène à d’autres horizons que ses gimmicks personnels plus ou moins inspirés. À partir d’une histoire – qu’il n’a pas écrite – de pulsion amoureuse souveraine, contrariée et mortifère, Dolan joue pleinement le jeu du cinéma de genre. Sur la ligne de crête entre thriller et slasher, il signe un exercice de style intense, aux références hitchcockiennes bien senties et bien exécutées : un rideau de douche tiré façon Psychose, la révélation d’une gémellité physique inattendue entre deux personnages à la manière de Sueurs froides. On n’attendait certainement pas Dolan sur ce terrain-là, il s’y révèle très doué.
Laurence Anyways et Tom à la ferme existaient déjà de manière embryonnaire dans J’ai tué ma mère, où l’on trouvait la critique de la phrase hypocrite "c’est spécial" ("quand on dit c'est spécial, c'est qu'on n'a pas l'intelligence de comprendre la différence, ou de l'apprécier, ou même d'avoir le courage de dire qu'on haït ça") qui revient dans Laurence Anyways ; ainsi que cette peur panique des rednecks, à l’homophobie terrifiante parce que bestiale, qui rend l’atmosphère de Tom à la ferme irrespirable. Il suffisait peut-être d’attendre que la tête à claques se change en tête bien faite…
Résultat : 1958 (Sueurs froides) + 1960 (Psychose) + 1997 (Jackie Brown) = 5915 points tête bien faite
Etape 4 : en coulisses et dans la presse
Toutefois, ce "tournant de la maturité" ne se ressent pas dans le monde réel, où Dolan se conduit en enfant capricieux. Vexé d’avoir été à nouveau relégué au Certain Regard pour Laurence Anyways, comme pour Les amours imaginaires, il présente Tom à la ferme à Venise. Sur le Lido, une tempête dans un verre d'eau occulte le bon accueil global du film. Un journaliste du Hollywood Reporter reproche à Dolan de s'autocélébrer à chaque plan, de se laisser déborder par son égo. La réponse de l'intéressé, très actif sur Twitter, va nourrir les conversations des festivaliers pour la journée.
@THRmovies you can kiss my narcissistic ass.
— Xavier Dolan (@XDolan) September 2, 2013
Dolan revient à Cannes pour Mommy, avec les honneurs de la compétition, comme c'était le cas avec Venise et Tom à la ferme. Mommy lui vaut même son premier prix officiel, celui du Jury, remis par Jane Campion. Mais si son discours de remerciements au pupitre du Grand Théâtre Lumière se montre d’une puissance telle que le film n’est vendu que sur cela dans sa bande-annonce, quelques mois plus tard, Dolan ne peut s’empêcher de jouer une nouvelle fois les têtes à claques. Dans Télérama, il crache sur une Palme qu’il a obtenue mais dont il n’a pas voulu : la Queer Palm, pour Laurence Anyways. «Que de tels prix existent me dégoûte. Quel progrès y a-t-il à décerner des récompenses aussi ghetoïssantes, aussi ostracisantes, qui clament que les films tournés par des gays sont des films gays ?» demande le réalisateur. «On divise avec ces catégories. On fragmente le monde en petites communautés étanches. La Queer Palm, je ne suis pas allé la chercher. Ils veulent toujours me la remettre. Jamais ! L’homosexualité, il peut y en avoir dans mes films comme il peut ne pas en avoir.»
On peut donner raison ou tort au cinéaste sur le fond du sujet, mais la violence (l’emploi du verbe "dégoûter") et la mauvaise foi de son argumentaire ne font pas de lui un très bon avocat de sa position. La Queer Palm n’est pas réservée aux cinéastes gays – Matthew Warchus, lauréat cette année pour Pride, est hétérosexuel, et son film prêche justement pour le rapprochement des communautés et de leurs luttes. Quant à l’affirmation «l’homosexualité, il peut y en avoir dans mes films comme il peut ne pas y en avoir», elle passe sous silence le ratio de quatre films ouvertement LGBT de Dolan pour un seul qui ne l’est pas… le dernier en date. Avec ce changement de thème et son intronisation dans la première division des auteurs de festivals, cette déclaration de rupture vis-à-vis du mouvement LGBT afin de s’ouvrir à autre chose, d’embrasser un horizon plus large, n’est pas insensée. Mais la manière aurait pu être plus intelligente, au lieu de cet excès puéril qui sonne comme une régression vers les éclats de voix irritants du personnage de J’ai tué ma mère.
Dolan est de lui-même revenu sur ses propos, à l’occasion de la tournée médiatique massivement mainstream – Grand Journal, Laurent Ruquier où il fut consterné par les propos d'Eric Zemmour, Stéphane Bern, etc. – qui a accompagné la sortie de Mommy en France. Cela étant, il est en train d’élever au rang d’art le fait de dire tout et son contraire en interview. Dans son dossier consacré au réalisateur, Libération a astucieusement initié un travail de compilation à ce sujet : Godard cité parmi les cinéastes fétiches au moment de J’ai tué ma mère / «Si tu me demandes mes films fétiches, jamais je ne mentionnerai un Godard» en interview pour Mommy ; «Je ne crois pas que je tournerai à nouveau un film sans y jouer, ça a été une frustration horrible» après Laurence Anyways / Dolan ne joue pas dans Mommy, etc. Avec l’augmentation exponentielle du nombre d’interviews, le rythme des retournements s’est lui aussi accéléré : dans ce même numéro de Libération, Dolan réplique à l’affirmation «vous n’êtes pas quelqu’un de très inhibé» par «ça me paraît le mot le plus absurde dans une phrase qui contient mon nom» ; le même jour, il déclare pourtant à Metronews «je suis en réalité quelqu’un d’assez timoré». De la même manière, alors qu’il affirmait en avril à Télérama vouloir faire une pause, prendre un peu de recul vis-à-vis du cinéma, on lit aujourd’hui dans tous les articles qu’il est déjà en train de préparer son prochain film, avec Jessica Chastain. Sciemment ou naturellement, Dolan a parfaitement intégré le fonctionnement du cirque médiatique lié à la culture populaire aujourd’hui. La vitesse à laquelle une chose remplace la précédente, et l’amnésie que cela génère, rendent superflu le besoin de cohérence dans les propos que l’on tient. Ce qui compte c'est de parler fort, à coups de formules qui claquent, de se présenter devant les médias à chaque nouveau film avec une personnalité réinventée, quitte à faire la girouette.
Résultat : 1200 km de trajet aller-retour Cannes-Venise = 1200 points tête à claques qui comptent triple avec le bonus "polémique aux gros sabots avant de me rétracter un peu piteusement" = 3600 points tête à claques
Etape 5 : Mommy
La reculade vers J’ai tué ma mère à l’occasion de Mommy s’opère également à l’écran, et elle est radicale. Dolan ne joue plus le rôle de l’adolescent à fleur de peau (parce qu’il n’a plus l’âge), et ce personnage n’est plus homosexuel mais malade mental (parce que c’est plus vendeur ? Réaliser un film à fort potentiel commercial semble avoir été en tête de ses préoccupations sur ce projet). C’est bien là tout ce qui change. La dynamique de la relation d’amour-haine entre une mère seule et son fils unique est la même d’un film à l’autre, elle repose sur la même actrice (Anne Dorval) et se décline dans des séquences et des tournants de scénario similaires. Une fois de plus, Dolan nous fait le coup de resservir son premier film, mais en plus long – presque une heure – et encore plus lourd. Sa manière à lui de vouloir le beurre, l’argent du beurre et un baiser de la crémière consiste à faire du chantage à l’émotion et de l’épate formelle. Dans quantité de scènes, les trois injonctions ("soyez émus !", "plus fort !", "et regardez comme je suis doué et inventif !") s'additionnent et laminent tout sur leur passage – la séquence-clip éléphantesque Wonderwall en est l’exemple suprême.
Laurence Anyways et Tom à la ferme avaient ouvert son horizon, Dolan le referme ici brutalement, alors que son talent s'exprime véritablement dans la confrontation entre ses héros et l’extérieur, comme le montrent deux scènes tranchantes du film (au karaoké, puis dans le parking attenant). Le reste du temps, Mommy racole à peu de frais (Dolan emploie une autre expression pour dire la même chose : «Mommy est un meilleur cheval de course» [que ses précédents films]), avec sa saturation émotionnelle à coup de malheurs et de handicaps à la pelle, ses ralentis dégainés à tout bout de champ, ses tubes FM joués in extenso afin que l’on comprenne bien que leurs paroles expriment ce que vivent les personnages (par chance, il ne lui est pas venu à l’idée de s’attaquer à Radiohead). C’est un rouleau-compresseur, aux commandes duquel Dolan trace tout droit, étalant sa puissance et n’ayant plus un regard pour le monde autour. Cette rechute brutale du patient Dolan dans ses travers d’adolescent pousse à rédiger l’ordonnance suivante : lui interdire de faire des films traitant de personnages de moins de 25 ans.
Résultat : 2014 points tête à claques
Score final
5915 points tête bien faite contre 5994 points tête à claques.
C'est officiel : Xavier Dolan est, de justesse, une tête à claques.
enfin à chaque fois il remballe plutôt bien ses adversaires souvent très médiocres