Une chanson de Radiohead peut-elle ruiner un film ?
Jusqu'à présent, la chanson Motion Picture Soundtrack de Radiohead n’avait encore jamais été utilisée dans une bande-originale de film, malgré son titre. C’est désormais chose faite, grâce à I Origins, en salles depuis le 24 septembre. Son réalisateur Mike Cahill l'utilise avec finesse dans sa séquence finale ; les versets du quintet d’Oxford secondant merveilleusement son discours sur la métempsycose. Et voilà qu'à peine I Origins sorti en France, Thom Yorke, le leader du groupe, sort un album solo surprise, téléchargeable via BitTorrent.
Si la voix de Radiohead est dans beaucoup de têtes ces temps-ci, elle n'est pas dans tous les films et heureusement, car l’utilisation que les cinéastes en font n’est pas toujours heureuse. Mais au fait, quelles sont les bonnes utilisations d'une chanson de Radiohead ? C'est simple, ce sont celles qui ont le label Thom Yorke.
Option 1 : Céder à la boulimie fanatique
Si vous avez eu l’oeil baladeur pendant les concerts parisiens de Radiohead, sous un chapiteau bleu en 2000 ou à Bercy en 2008, vous avez pu apercevoir Yvan Attal. Gageons qu’il ne s’agit pas là d’un repérage de réalisateur cherchant à cibler ses spectateurs grâce à leurs goûts musicaux, mais bien du plaisir d’un fan qui ne loupe jamais ses héros sur scène. Pas étonnant donc que le groupe possède une place de choix dans les B.O de ses films. Dans Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, Attal s’emballe : Creep, [Nice Dream] et No Surprises retentissent, quasiment in extenso. Et quand la voix de Thom Yorke se lasse de tapisser l’espace sonore, c’est le jazzman Brad Mehldau qui prend le relais au piano. Le compositeur attitré d’Yvan Attal, qui a souvent repris Radiohead (Exit Music (For a Film), Everything in its Right Place, Knives Out), livre sa version de Paranoid Android. Quatre hommages en un seul film, ça commence à faire beaucoup. Et l'effet Mehldau fonctionne d’autant moins que la scène en question, durant laquelle les personnages circulent dans un appartement, et où l'imagination de Gabrielle (Charlotte Gainsbourg) cavale tout autant, aurait méritée d’être accompagnée par la version originale plus troublante et plus syncopée, plutôt que par cette reprise instrumentale vouée à tout aplanir.
Option 2 : La chanson qui tombe sous le sens - Face A
Noyés dans la masse des utilisations opportunistes, réductrices ou simplement de travers, les bons emplois de chansons de Radiohead sont rares ; mais ils existent. Pour y parvenir, il faut un cinéaste qui s’y connaisse en musique, qui respecte la force d’exception de cet art et sache en conséquence la manier avec soin. Celui dont le nom vient en premier à l’esprit pour répondre à ces critères est Cameron Crowe, l'ancien journaliste de Rolling Stone devenu réalisateur (de Presque célèbre notamment), qui se sert de Everything in its Right Place pour lancer superbement Vanilla Sky. La chanson est construite autour d'un refrain ironique, répété par Thom Yorke comme un mantra, alors qu'autour de sa voix l’instrumentation du morceau se dérègle, l’harmonie s’émiette, jusqu’à ce que les paroles elles-mêmes soient contaminées : "What was that you tried to say ?" / "Qu’est-ce que tu essayais de dire ?", puis finalement "Everything... everything…" sans plus parvenir à conclure la phrase. Everything in its Right Place est le choix parfait pour nous prévenir de ce qui va suivre. Une chute vertigineuse de l’ordre vers le chaos, du contrôle vers l’impuissance.
Option 3 : La chanson qui tombe sous le sens - Face B
Dans Les Fils de l’homme, Alfonso Cuarón fait écouter Life in a Glasshouse aux héros de son cauchemar d’anticipation. Excellent choix. Les paroles aux échos orwelliens affirment ce que les personnages du film ne peuvent dire à voix haute au sujet du régime totalitaire sous lequel ils vivent. Le narrateur semble être aux prises avec le Big Brother de 1984 : "Well of course I’d like to sit around and chat / But someone’s listening in" ("Bien sûr que j’aimerais rester à discuter / Mais quelqu’un nous écoute"). Et l’accompagnement musical de cette complainte, assuré par le Humphrey Lyttelton Jazz Band, exprime lui aussi quelque chose d’intense. Cette marche funèbre traditionnelle de la Nouvelle-Orléans fait affleurer à la surface, de façon poignante, l’amertume de la perte d’un monde plus beau à vivre, à l’air plus pur et aux émotions plus sincères.
Option 4 : Obtenir une compo originale
Le compte est vite fait : Radiohead a composé une seule chanson pour un film. C’était pour Roméo+Juliette en 1996 – un an avant que le groupe devienne immense avec l’album OK Computer, sur lequel cette chanson du générique du film de Baz Luhrmann figure en bonne place. Son titre est un des plus subtils que le groupe, très habile en la matière, a imaginés : Exit music (for a film) proclame le statut de commande du morceau, tout en le dépassant. Le film en question n’est pas mentionné, et l’usage des parenthèses invite à ne retenir que la première partie du titre. Exit music, tout court, sans resserrement de son horizon ; et la chanson est justement une "musique de sortie" de tout, de la vie même, collant en cela absolument et douloureusement à la conclusion de la tragédie de Shakespeare. Le romantisme et la révolte de l’adolescence sont là, dans les paroles de Thom Yorke : "We hope your rules and wisdom choke you / Now we are one in everlasting peace" ("On espère que tu vas t’étouffer avec tes règles et ta sagesse / Maintenant nous ne faisons plus qu’un dans une paix éternelle"). Mais ce qui frappe surtout, c’est qu’à l’instar de No surprises, autre morceau de OK Computer, Exit music (for a film) nous amène au bord du gouffre du suicide. Elle en épouse le rythme avec l’effacement lent et inéluctable de toute vie, de toute musique, qui s’y impose, seulement interrompu par un ultime spasme, violent et fugace (le dernier couplet). La chanson est rude à l’écoute, elle nous prend à la gorge car elle est habitée par son sujet. Lorsque Radiohead met son talent au service d’une œuvre, le groupe ne prend pas son engagement à la légère – un trait de caractère que l’on retrouve dans les compositions signées en solo par Jonny Greenwood (voir plus bas).
Option 5 : La tentative grossière de gagner en street cred
Le choc terrible que vient provoquer Exit music (for a film) alors que le rideau se referme sur Roméo+Juliette a malheureusement donné des idées. Vous ne voyez pas comment intégrer une chanson de Radiohead à une scène, n’importe laquelle, de votre récit, mais vous trouveriez tout de même ça classe d’avoir le groupe sur votre BO ? Rabattez-vous sur la solution de facilité : les caser au générique de fin. Sans qu’aucune sorte de justification ou de cohérence ne soit requise, la street cred de votre long-métrage auprès d’un public adolescent se voulant rebelle (Twilight, avec 15 step) ou adulte s’autoproclamant anticonformiste (Choke, avec Reckoner) sera soudainement démultipliée. C’est beau comme une formule magique de produit de téléachat. L’utilisation de la chanson qui ouvre l'album In Rainbows pour refermer Twilight aura au moins eu comme mérite de donner la meilleure impulsion possible à la B.O de Twilight, chapitre II : Tentation, qui comprend notamment un inédit de Thom Yorke et une chanson de Grizzly Bear (les protégés de Radiohead, qui assuraient leur première partie durant leur tournée en 2008).
Option 6 : Le surlignage lourdingue
A mille lieues de la pertinence de Cuarón, ou même de celle de Mike Cahill qui souligne plutôt que de surligner quand il convoque Radiohead dans I Origins, nombreuses sont les utilisations empesées et téléphonées de leurs chansons phares. High & Dry, par exemple, revient dans 50/50 ou Quand Chuck rencontre Larry, mais seul le refrain "Don’t leave me high / Don’t leave me dry" ("Ne me laisse pas en plan") semble légitimer sa présence, de façon forcément réductrice. Dans Incendies, le même problème semble se poser. Comme Yvan Attal, la canadien Denis Villeneuve est connu pour tartiner du Radiohead dans ses B.O, dans Incendies donc, mais aussi dans Prisoners où Codex est joué avec insistance et de façon intra-diégétique pendant la scène finale. Dès la première séquence d’Incendies, le voilà qui plaque déjà un titre du groupe : You and Whose Army ?. Le titre de la chanson, tiré d’une expression anglaise dont le but est de faire remarquer à son interlocuteur qu’il est bien seul pour oser s’en prendre à vous, crée la confusion. Avec un travelling avant des plus appuyés, et un regard-caméra à l’avenant, Villeneuve cherche à décupler la souffrance de ce personnage à qui l’on rase la tête, un enfant enrôlé de force dans l’armée. Dans un entretien accordé à Télérama, il justifiait ainsi ce choix musical : ""You can take us on / You and your army / You and your cronies" ("Vous pouvez nous prendre / Vous et votre armée / Vous et vos copains") sont parfaitement adaptées à ces images d'enfants soldats". Thom Yorke a de son côté précisé au magazine Mojo que la chanson était une charge à l’encontre de Tony Blair.Y’aurait-il eu un malentendu ? Où est passé le sarcasme inhérent à l’expression ?.
Option 7 : Creep
L’erreur de nombreux fans de Radiohead aura été de croire, essentiellement à cause de Creep, cet hymne universel du droit au mal-être, que le groupe allait continuer à leur parler d’eux et de leurs problèmes sentimentaux. Ce qui occasionne quelques confusions, par exemple quand le groupe sort (Nice Dream), qui certes parle de trahison mais dont le responsable serait un parti politique, et non une meilleure amie ou un amoureux. Le succès de Creep a finalement poussé Radiohead a renier le titre, ne supportant pas que leurs premiers adorateurs n’aient d’amour que pour ce morceau et aucun autre. Est-ce le cas de Trán Anh Hung (Cyclo) ? De Katell Quillévéré (Un poison violent) ? D’Yvan Attal (Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants) ? Tous ont utilisé Creep dans leur film, en tout cas. La palme de la maladresse revenant toutefois à Attal : dans son film, Gabrielle (Charlotte Gainsbourg) a un coup de foudre au beau milieu du rayon Pop-Rock du Virgin des Champs Elysées alors qu’elle écoute Creep dans son casque. Elle craque pour l’inconnu de la borne CD d’à côté (un caméo de Johnny Depp) et va le poursuivre partout dans le Megastore alors que la voix de Thom Yorke s’élève de plus en plus haut, probablement jusqu’au rayon BD. Plus ringard, tu meurs. C’est probablement ce qui arriverait aux membres du groupe s’ils tombaient sur cette douloureuse séquence-clip.
Si Creep est probablement la dernière de leurs chansons que les membres de Radiohead aiment entendre quand ils vont au ciné, ils ne peuvent malheureusement pas grand chose face à aux recours cinématographiques souvent maladroits à leurs créations. L’alternative possible reste de composer quelque chose de neuf. Si la première et dernière proposition date de 1996, avec Exit music (for a film) dans Roméo+Juliette, les membres du groupe oeuvrent dans ce domaine, mais en solo : en 2009, Thom Yorke écrit un titre pour le second Twilight et, trois ans plus tôt, Jonny Greenwood accepte la proposition de Dumbledore et forme le groupe de sorciers rockeurs The Weird Sisters (avec son acolyte Phil Selway mais aussi avec deux membres de Pulp), dans Harry Potter et la coupe de feu. Jonny Greenwood, sans avoir recours à la magie cette fois, bien que le résultat final laisse supposer le contraire, est l’auteur des musiques originales de There Will Be Blood et The Master (entre autres). Pour être certain, absolument certain, qu’une musique de Radiohead ne risque en aucun cas de gâcher un film, il faut donc demander à son membre le plus discret mais peut-être le plus brillant, le cadet Greenwood, d’en composer la bande originale et, de préférence, d’avoir Paul Thomas Anderson pour livrer les images attenantes. Début 2015, Inherent Vice, projet qui réunit le tandem pour la troisième fois, devrait permettre de s’en assurer. En attendant, les films d’Yvan Attal et de Denis Villeneuve restent disponibles en DVD et VOD.
Après, une chanson dans une BA, même si bien pensée, c'était hors sujet. Donc pas si grave ;)
Si on devait choisir ses BO en fonction du rapport des paroles au film, ce serait vite chiant...