Knight of Cups remplit-il toutes les cases du bingo Terrence Malick ?
C’était le gros morceau de la Berlinale 2015, au point qu’on aurait dit que les festivaliers n’avaient fait le voyage que pour le voir. Sans trop de surprises : Knight of Cups, le nouveau film de Terrence Malick, en salles en France le 25 novembre, coche un paquet de cases du Malick-o-Bingo.
Il est question dans Knight of Cups d’un chouchou d’Hollywood en pleine crise existentielle (Christian Bale), de sa quête de réponses à travers ses conquêtes féminines (Imogen Poots, Cate Blanchett, Freida Pinto, Natalie Portman, Isabel Lucas), de rivages, d’eau, de corps qui se frôlent et de murmures. Nos confrères d’Accréds voient dans ce film le geste d’un cinéaste désabusé au point de se priver volontairement de la transcendance caractéristique de son œuvre. Le vertige n’est plus métaphysique pour le spectateur, il est celui que l’on éprouve face au vide. Malick brasse volontairement de l’air, fait ce qu’il a déjà fait, bégaie son cinéma comme s’il voulait nous prouver par là qu’il n’apportait plus les réponses appropriées. Comme s’il préférait prendre le risque de l’auto-caricature avant de voir sa poésie périmée par la récupération, l’irrémédiable devenir cliché, le cynisme. Avec Knight of Cups, Malick se met en scène à travers Christian Bale et passe en revue les motifs de sa filmographie, mais avec un redoutable sens du troll : tout est là mais l’ensemble équivaut à un chapelet de coquilles vides. Vraiment tout est là ? Soyons aussi trolls que Terrence et voyons s’il est devenu aussi prévisible qu’il le croit, si c’est bien un film qu’il a fait ou s’il s'est contenté de remplir la grille de son propre bingo. Et comme "qui aime bien châtie bien", détaillons certaines cases.
S'ils se promènent encore sur la plage, je hurle
Chez Malick, l'eau de l'océan n'est pas celle de la rivière. La première s'étend à perte de vue, lourde, stagnante. Depuis la plage, on la contemple comme on regarderait l'au-delà, au seuil de la mort. Le rivage est l'ultime zone de friction entre la vie et la mort, où se croisent défunts et vivants, les signes funèbres (le cimetière militaire de La ligne rouge) et ceux de la naissance (la pousse de noix de coco à la fin de La Ligne rouge, le dinosaure de Tree of Life, sorti des flots pour agoniser sur le sable et en même temps annoncer les espèces terrestres). L'eau des rivières, elle, est un liquide d'avant le liquide amniotique. L’essence des êtres s'y façonnent, avant leur existence (les enfants de Tree of Life ne viennent au monde qu’après en être sortis). Les personnages n'ont de cesse d'y retourner parce que là réside l’harmonie totale du monde, dans sa transparence où se superposent le fond de l'eau, l'eau elle-même et le reflet du ciel.
– Du coup, on coche ou pas ?
On coche.
La Los Angeles de Knight of Cups est une ville de fin du monde. Les beuveries la font ressembler à Sodome, un tremblement de terre lui promet une destruction prochaine et les retours incessants de la caméra sur le rivage semblent la tasser contre l'eau. On dirait une richissime villa sur pilotis qui pencherait dangereusement sur l'océan. En attendant qu'elle se casse la figure pour de bon, tout le monde s'y promène. Christian Bale y emmène systématiquement ses conquêtes. Et il fait tellement de rencontres qu'on en viendrait presque à souhaiter qu'une vague les emporte.
On est peu de chose, finalement…
Tree of Life a définitivement fait de Malick un grand cinéaste cosmique. Tout est lié, emmené dans une même révolution spatiale : les planètes, les êtres, la nature, les atomes, l'infiniment grand et l'infiniment petit, et ce depuis la nuit des temps. Chaque personne vaut à la fois comme individu, fils ou fille de ses parents, et comme dépositaire du genre humain, progéniture de l'univers.
– Alors on coche ?
On ne coche pas.
Au début de Knight of Cups, il y a de belles images de la Terre depuis la lisière de l'espace, des vues d'aurores boréales puis plus rien. La transcendance des films précédents n'est plus. Le grand tout reste présent, les interactions aussi, mais leur agencement n'apparaît plus. Malick passe volontairement du rôle d'architecte à celui d'inspecteur des travaux finis. Il condamne son protagoniste à l'errance et le spectateur à un questionnement sans réponse.
Les bras ballants, un homme regarde autour de lui comme s'il voyait pour la 1ère fois
L'hébétement est devenu un état permanent du héros malickien. Dans La Balade sauvage, Holly dit à un moment se sentir comme assise dans une baignoire dont on aurait retiré la bonde. Elle était la partenaire de Kit, tout comme la petite Linda était celle de Richard Gere et Brooke Adams dans Les Moissons du ciel. Depuis La ligne rouge, le personnage principal est lui aussi stupéfait. On le croirait tombé du ciel à l'instant, observant le monde avec la candeur d'un extraterrestre.
– Et du coup on coche ?
On coche.
Jamais un héros de Malick n'a atteint une telle passivité, au point d'être prive de dialogues. Il communique sans ouvrir la bouche, par une sorte de télépathie dont rend compte sa voix en off. Il entre en résonance avec les autres et communique mentalement, presque à son insu. Knight of Cups évoque ainsi L'année dernière à Marienbad. Le montage de Tree of Life rappelait souvent certains découpages des films de Resnais (en plus de quelques obsessions communes ; les arbres entre autres, dont un beau représentant est peint en trompe l'œil sur l’immeuble qui clôt Mon oncle d'Amérique). Plus encore qu'auparavant, on dirait toutes les voix de Knight of Cups sorties d'un seul et même cerveau, assimilant les personnages a des créations purement mentales et le film à un labyrinthe rêvé.
Une femme tourne sur elle-même ou marche sur la pointe des pieds
Pour Malick, les filles naissent dans des roses. Ce sont des êtres gracieux et féeriques. Leurs pas effleurent tout au plus le sol plutôt que de l'écraser. Elles sont aussi fines et légères que les sylphides de Leiji Matsumoto. Ethérées, elles guident des hommes qui autrement ne savent faire rien d'autre que se battre. La femme incarne la grâce à laquelle le héros malickien aspire. Elle ne marche pas, elle danse (Olga Kurylenko dans A la merveille), elle ne se lève pas, elle lévite (Jessica Chastain dans Tree of Life). Nouvelle habitude depuis A la merveille : si vous roulez en décapotable et que votre passagère est une femme, elle lèvera forcément la main pour laisser filer l'air entre ses doigts.
– Du coup on coche, ou pas ?
Oui, on coche.
Surtout que pour la première fois chez Malick, il y a une femme qui danse vraiment, et pas comme une ballerine de boîte à musique, non, une vraie gogo danseuse. Globalement, Il fallait avoir suivi une formation de danseuse pour être actrice dans Knight of Cups. Ça tombait bien pour Natalie Portman, rompue à l'exercice depuis Black Swan. Pour les autres, il faut faire des pointes. Les actrices ne déroulent jamais complètement leurs pieds sur le sol ou déambulent en talons hauts. Pas de préférence pour le modèle, escarpins ou bottes, Malick n'est pas sectaire.
Des acteurs connus ont été caviardés au montage
Les stars hollywoodiennes aiment se vexer. Elles veulent toutes tourner avec Terrence Malick en sachant pertinemment qu'elles n'auront aucune chance de tirer crédit de l'expérience. C'est comme si on voyait des musiciens crever d'envie de devenir la baguette entre les mains du chef d’orchestre. Pour La Ligne rouge, il n'y avait même plus assez de rôles pour tout le monde : Clooney ne faisait que passer, Woody Harrelson explosait par le cul à cause d’une grenade, etc. Et demandez à Sean Penn comment il s'est trouvé dans Tree of Life, lui qui s'attendait à partager la vedette avec Brad Pitt.
– Et alors, on coche ?
On coche.
Et plutôt deux fois qu'une. La présence à l'écran de Cate Blanchett et Natalie Portman est si réduite que c'est à peine si Freida Pinto et Imogen Poots ne leur font pas de l'ombre. Antonio Banderas doit être heureux de voir que son saut tout habillé dans une piscine a été gardé, au contraire de Katia Winter qui a parlé suédois avec Joel Kinnaman pour rien. Mention spéciale à Ryan O’Neal que l'on entraperçoit deux secondes alors qu'il est crédité d'un rôle, contrairement au bellâtre de Las Vegas, Fabio qui n'a pas moins de temps de présence mais qui est apparemment censé jouer son propre rôle.
Terrence Malick n'a pas accordé d'interview pour ce film
Le cinéaste a accordé trois interviews dans sa vie, dont deux a des médias français, mais aucune depuis plus de 35 ans. Pas de raison que cela change un jour.
– Est-ce qu'on coche ?
On coche les yeux fermés.
Le plus proche que Malick ait jamais été de prendre la parole, c'était à Cannes pour la présentation de Tree of Life. Non seulement il avait fait le déplacement sur la Croisette, mais en plus il était dans la salle au terme de la projection de gala. Que ce soit à Venise (A la merveille) ou à Berlin cette année, il n'a plus jamais accompagné ses films en festival.
J'ai trouvé mon futur fond d'écran
Les trolls s'en sont donnés à cœur joie avec Tree of Life. C'était d'autant plus facile que le film comptait un certain nombre d'images isolées empruntées (à Home de Yann Arthus-Bertrand entre autres), distillées parmi celles tournées par Emmanuel Lubezki, la star actuelle des chefs opérateurs. Malick traque la beauté et s'est toujours adjoint pour ça les plus fins limiers, de Nestor Almendros pour Les Moissons du ciel, à John Toll pour La Ligne rouge. Le style se doit d'être majestueux, les arbres et les gratte-ciels de verre doivent être en contre-plongée, le grand angle doit être de rigueur, histoire de nourrir l'œil encore plus que de raisons, et les plans, courts, parfois orientés selon des angles copyrightés par le seul Malick.
– On coche ?
On coche avant même d'avoir vu le film.
Sur le web, les plus maniaques ont fait des captures d'écran de toutes les images de la bande annonce et la plupart d'entre elles sont contenues dans les dix premières minutes du film : imaginez ce qu'on peut faire avec douze fois plus de matière, en arpentant le désert, des villas ouvertes par de larges baies vitrées, des night-clubs criblés de LED, etc. Même quand il montre le décorum de Las Vegas, dont on croit avoir déjà tout vu au cinéma, Malick en isole des éléments et des vues qui font neuf. Knight of Cups vous en donnera suffisamment pour renouveler chaque jour vos Twitter et Facebook et gagner un maximum de likes et de RT.
Papa est méchant, maman m'aime
Elle est douce. Il est sévère voire brutal. Les pères n'ont pas la côte chez Malick. On les abat (Warren Oates dans La balade sauvage), on les craint, qu'ils soient géniteurs (Brad Pitt dans Tree of Life) ou pères de substitution (Nick Nolte dans La Ligne rouge). Si celui incarné par Christian Bale dans Le nouveau monde échappe à la règle, il déracine son épouse et fait accidentellement de son enfant un orphelin. Au contraire, la mère reste douce, aimable, du côté de la pastorale et de l'Eden perdu. S'il n'y avait que des mères en ce bas monde, il n'y aurait ni guerre, ni même violence.
– Est-ce qu'on coche ?
On coche.
Le personnage de Christian Bale a un père, incarné par Brian Dennehy, et un frère (Wes Bentley). C'est ce dernier qui semble le plus souffrir de son ascendance, sans que l'on sache précisément pourquoi (mal aimé parce qu’il a moins réussi que son frère ?). En revanche, une courte scène suffit à laisser entrevoir le pouvoir apaisant et magique de la mère.
Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
Le questionnement existentiel court dans l'œuvre de Malick. L'absurdité de la violence déployée (les meurtres arbitraires perpétrés par Kit dans La balade sauvage ; faire la guerre dans un paradis comme le montre La ligne rouge) incite les personnages à se demander quelle main invisible peut bien être derrière tout ça. S'il y en a bien une. A cela s'ajoute une étrange nostalgie, celle que les héros éprouvent pour un Avant (avant la chute originelle, avant la guerre, avant la crise) qu'ils n'ont pourtant pas forcément connu.
– Du coup, on coche ?
On coche, on surcoche.
Même si l'interrogation demeure globalement plus métaphysique qu'exclusivement religieuse, puisque le protagoniste cherche des éléments de réponse partout, chez ses rencontres féminines, dans les bars, les plaines rocailleuses, les aquariums, les musées, l'art contemporain et classique, etc. Et pour la première fois chez Malick, ce grand questionnement reste sans réponse. Knight of Cups est un peu à l'œuvre de Malick ce que Macadam a deux voies est au road movie : un voyage où le trajet compte évidemment plus que la destination, mais où il n'y a finalement pas de destination. Grace à Exodus, une petite attente nait d'un buisson que regarde a un moment Christian Bale : va-t-il devenir ardent ? Non, il ne s'enflamme pas, même si Bale a été Moïse pour Ridley Scott, même s'il incarne de toute évidence Malick en personne, lui le chouchou des exécutifs constatant sur les plateaux des studios de L.A. qu'il est incompris et insatisfait. Nul n'est prophète en son pays et Terrence Malick ne l’est pas davantage que Jésus. Knight of Cups est donc une déploration, pas seulement de la vacuité d'Hollywood ou d'un monde devenu trompe-l’œil mais, de manière plus masochiste, de la fin inévitable du style que s'est forgé Malick depuis La ligne rouge et qu'il pousse aujourd'hui à saturation. En se livrant volontairement à l'auto-caricature, le réalisateur clôt un cycle. Repassant derrière Sorrentino et sa Grande bellezza qui se sont pris pour lui, l'esthétique chic de la pub, et même Tree of Life et À la merveille, Malick a fait la politique de la terre brûlée, poussant tout à son paroxysme pour s'assurer que personne ne fera pousser quoi que ce soit sur son terrain, après son passage. Pas même lui.
Un animal souffre
Plus attentive à la nature que ne le sont les hommes, la caméra s'attarde toujours sur la faune. Celle de la forêt où s'installent Kit et Holly, lors d'une halte au cours de leur cavale, est peuplée de bêtes témoignant de l'indifférence de l'environnement à leur égard. La nature a beau ne pas prendre partie entre le Bien ou le Mal, elle souffre : poisson sorti de son bocal et jeté sur la pelouse pour y agoniser (La Balade sauvage), rongeurs fuyant les machines agricoles (Les Moissons du ciel), oisillon sorti de sa coquille pour se retrouver au milieu des combats entre les hommes (La Ligne rouge).
– A tous les coups on coche...
Oui, on coche.
Il y a un pélican qui boîte dans Knight of Cups. La pitié qu'il nous inspire, ainsi qu'à Christian Bale et à Wes Bentley, nous fait éprouver ce que ressent notre Dieu éventuel, impuissant quand il s'agit de venir en aide aux faibles mortels que nous sommes.
Pas de dialogue, que des voix en off
L'instance narratrice de La Balade sauvage et Les Moissons du ciel s'est transformée en polyphonie mentale à partir de La Ligne rouge. Ce n'est plus la fourmi qui s'exprime, mais l'esprit de la ruche, au prix d'un évincement croissant des dialogues (de moins en moins de scènes de conversation), des répliques (de moins en moins de paroles enregistrées sur le plateau) et de l'étouffement des bruits. Malick fait un cinéma de poésie qui se chuchote.
– On coche ?
On coche.
Sauf erreur, il n'y a aucun moment dans Knight of Cups ou l'on entend Bale dire ce que sa bouche articule à l'image. La bande-son et la bande image se déroulent ensemble mais jamais elles n'ont été à la fois si complémentaires et indépendantes. Au risque du risible : quand les personnages regardent dans des directions différentes et qu'un texte dont on peine à percevoir la pertinence se fait entendre, on se croirait devant ce que le théâtre contemporain peut faire de pire.
De l'inspiration pour au moins dix pubs de parfum
La belle image attire les annonceurs. C'est parce que Malick imagine ses films comme des fleuves qu'il est devenu facile d'y prélever des échantillons. Les marques de fragrance ne s'en privent pas, elles qui le plus souvent ne racontent pas d'histoire et préfèrent jouer sur les impressions, les sensations, exactement comme Malick. Tout comme les voyagistes et les offices de tourisme, de plus en plus soucieux de promouvoir une expérience mystique et plus seulement un dépaysement.
– On coche encore ?
Non, on ne coche pas.
« A troll, troll et demi » disait le poète. Pour jouer dans Knight of Cups, Terrence Malick ne recrute pas seulement deux actrices oscarisées, Cate Blanchett et Natalie Portman, mais aussi deux égéries, l'une d’Armani, l'autre de Dior. Il coupe l'herbe sous le pied de la pub, tout en prenant lui-même acte de la manière dont elle contribue à dévitaliser son cinéma, en le pillant pour le réduire à des clichés exploitables. La pub n'a jamais pu se payer Malick, mais Malick s'est payé la pub. Royal.
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Lemmy12 février 2015 Voir la discussion...
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danslecran12 février 2015 Voir la discussion...
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Wed13 février 2015 Voir la discussion...
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GabrielDyer17 février 2015 Voir la discussion...
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Charlie3 mars 2015 Voir la discussion...
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ReznikAlabama25 novembre 2015 Voir la discussion...
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Wed26 novembre 2015 Voir la discussion...
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christianbaujard26 novembre 2015 Voir la discussion...