Petite histoire de la baston au cinéma
Nous nous inquiétions récemment de la dérive d'un certain cinéma d'action devenant de plus en plus illisible. Pour l'amour de la castagne, prenons donc le temps de revenir aux fondamentaux avec cette petite histoire de la baston au cinéma...
© United International Pictures (UIP)
Le cinéma occidental a pris un sacré retard dans la manière de filmer les bagarres. Pas les mêlées indéchiffrables des champs de bataille, non, mais la bonne vieille bagarre à l'ancienne : celle des corps à corps en petit comité. Pendant longtemps, une altercation se réglait à l'image par un simple coup de poing au visage, accompagné d'un bruitage souvent cartoonesque ; ce gimmick était même devenu une sorte de passage quasi-obligé qu'ont emprunté bon nombre de réalisateurs, dans tous les genres de films. Tandis que dans les westerns, des visages aussi barbus qu'hébétés se prenaient, sans la moindre réaction ni réflexe d'auto-défense, une tarte de plein fouet, tous les héros américains ou anglo-saxons (Indiana Jones, James Bond...) se débarrassaient de leur vis-vis d'un simple coup de pied dans les parties, ou d'une manchette aussi improbable que sans appel assénée dans le cou de l'adversaire. En France, Bébel, Dewaere ou Giraudeau eurent beau distribuer, à leur tour, quelques mandales, il apparut vite que notre cinéma hexagonal était plutôt frileux, voire peureux, en ce qui concernait la bagarre. Plus prompt à régler ses comptes au comptoir d'un bar, café en main et lunettes à gros verres sur le nez, que cigare au bec et poings serrés. Les corps à corps, les empoignades, les bastons, bref, toutes les catégories d'altercation physiques étaient soit matière à rire, soit éludées. La bagarre distrayait, mais n'effrayait point ; elle n'était pas prise au sérieux.
Les films japonais : le réalisme du samouraï
C'est du côté du Japon qu'il faut chercher les premiers exemples de films mettant en scène, de façon réaliste, un face-à-face armé. Les films de samouraïs (ceux de Kurosawa, mais, plus encore, la trilogie sublime de Hiroshi Inagaki, Mayamoto Musashi (1954-1956), racontant l'histoire du célèbre samouraï) ont en effet tenté de décrire, souvent au plus près de la réalité, les principes du combat au sabre : mettre son adversaire hors d'état de nuire le plus vite possible. Réussir un coup parfait, car fatal.
Miyamoto Musashi vs. Sasaki Kojiro in Samurai III par aikidorosheim
Evidemment, ce postulat limite grandement tout le côté spectaculaire qu'on serait en droit d'attendre d'un film ; en général, un duel de samouraï se passe en deux temps : un temps d'observation, durant lequel les deux adversaires s'évaluent, se jaugent, et essayent de trouver l'ouverture dans la défense de l'autre. Puis, un assaut, et, s'il est contré, éventuellement, une contre-attaque. A ce stade, l'un des deux combattants s'écroule au sol, mort ; c'est le but ultime du combat dans ce qu'il a de plus âpre, de plus vif, et de plus mortel. Le spectateur prenait conscience de la difficulté, inhérente à tout sport, du combat : des années d'entraînement acharné, harassant, et répétitif, pour parvenir au geste parfait, rapide, mortel, et dont la qualité d'éxécution sera garante de la survie du combattant. Cette philosophie japonaise des arts martiaux se retrouve, par extension, dans le judo (voir le très beau Sugata Sanshiro - la légende du grand Judo, d'Akira Kurosawa, 1943) et le karaté (qui a fait l'objet de peu de films, dont le récent Fighter in the wind est un bon exemple). A chaque fois, un même principe d'action, et de manière de filmer : un plan d'ensemble où les adversaires se jaugent, puis, en quelques gros plans montés cuts, l'action, à savoir le coup, le plus souvent fatal. Ainsi, le cinéma ne montrait plus le combat à mains nues comme une affaire communément grotesque sensée faire rire, mais bien comme un art violent, mortel et hautement exigent... Et donc, difficilement filmable, ou, en tout cas, difficilement enjolivable pour l'écran.
Les chorégraphies du kung-fu
C'est évidemment une erreur de croire que le Kung-fu et toutes ses déclinaisons aient été développés dans un but moins vital, moins violent que les arts martiaux japonais. Evidemment, il s'agissait avant tout pour le pratiquant de se défendre, et de pouvoir maîtriser un adversaire. Mais la maîtrise corporelle du pratiquant de Kung-fu dépasse largement le développement de katas ou le simple enchaînement de coups. L'idée est de pouvoir faire tous les gestes le plus efficacement possible, en mettant à contribution tous les muscles du corps, mais aussi l'environnement, le sol, l'air, afin d'accomplir son action le plus intelligemment possible. Ainsi, les films en costume chinois des années 70 et 80 regorgent de scènes d'entraînement, ou de séquences de formation des fameux moines Shaolin, par exemple, où l'on s'apercevra que porter des seaux d'eau, se maintenir en équilibre sur une poutre, ou rester le plus longtemps dans la position du poirier, est tout aussi important que de savoir donner un coup de poing efficient (en fait, ces gestes font partie intégrante de l'apprentissage martial).
Bien sûr, l'apprentissage des arts martiaux s'accompagne d'une hygiène de vie ascétique, et d'un régime strict, au pain sec et à l'eau. Le riz étant réservé aux soirs de fête. A cette époque, les films sont soit des films d'entraînement, ou de formation, d'un disciple par un maître (La 36ème chambre de Shaolin, Drunken Master...), soit des films en costumes, racontant souvent des histoires de vengeance. Dans tous les cas, les réalisateurs font peu appel aux ralentis, ou alors seulement pour montrer un geste ou une cascade particulièrement impressionnants ; et il s'agit toujours de mettre en place des chorégraphies minutieuses, où les combats sont plus variés (pieds, poings, sabres, bâton, etc...) qu'ils ne l'étaient dans les films de samouraïs. Par ailleurs, le côté "multi-fonction" de l'artiste de Kung-fu rapproche sa pratique d'autres disciplines sportives, et les mouvements recroisent ceux de disciplines aussi variées que les acrobaties, les agrès, la gymnastique, la danse... L'opéra de Pékin, au sein duquel émergera d'ailleurs le trio majeur des années 80 et 90 (Jackie Chan, Yuen Biao, Sammo Hung), en est le symbole. Jackie Chan fera évoluer ses chorégraphies vers le comique, en exagérant à l'extrême les interactions avec les décors, l'usage d'ustensiles improbables durant les combats, et des cascades impressionnantes et gaguesques, qui auraient fait fureur au temps du muet ou des films musicaux (Shangai kid 2, entre autres, en témoigne, avec une très belle scène qui fait une référence directe à Chantons sous la pluie).
Se prendre une veste, extrait de Shanghaï kid II
Dans l'ensemble, c'est ce courant de films qui s'attache particulièrement à la gestion de l'espace, et à la manière de faire évoluer les différents combattants dans leur environnement. Les bagarres se déplacent donc souvent d'une partie du décors à une autre, voire changent totalement d'endroit. Ainsi, on a soit le choix entre l'espace clos, comme la fameuse taverne (voir L'Hirondelle d'or, de King Hu et sa reprise par Tarantino dans Kill Bill 1), et la bagarre en extérieur, où les combattants peuvent alors passer de la forêt aux roseaux, puis à la plaine, par exemple (Chang Cheh était maître de ces travellings magiques, comme dans Un seul bras les tua tous).
Esotérisme, poésie et surréalisme
Parallèlement, et souvent conjointement (certains réalisateurs alternant les types de projet), se développe une autre forme de films, drapés dans une ambiance surnaturelle, où les chorégraphes n'hésitent pas à faire voler leurs héros, ou du moins, à leur faire faire des sauts extrêmement longs. Empruntant plus au côté légendaire qu'historique du passé chinois, ces films peuvent mettre en scène des créatures fantastiques, comme dans le très célèbre Histoire de fantômes chinois, de Ching Siu-Tung, par exemple. Par ailleurs, le Tai Chi, autre branche des arts martiaux chinois plus ancrée sur la réflexivité, l'écoute de l'environnement, et une philosophie développée sur les flux d'énergie (dans le corps comme dans la nature), peuvent donner lieu à un genre de films plus contemplatifs, où l'art martial est filmé de façon plus irréelle, pouvant ainsi, souvent, faire l'objet de ralentis fascinants, ayant souvent deux buts : le premier est de permettre de décortiquer la mécanique de certains coups (comme le réussit Yuen Woo Ping dans Tai Chi master et moins dans le récent The Grandmaster), c'est-à-dire pour rendre lisible un enchaînement d'actions qui serait trop rapide à comprendre, s'il était montré en temps réel; le deuxième est purement esthétique, et permet d'apprécier la beauté envoûtante des gestes martiaux, en en profitant souvent pour s'arrêter sur les étoffes qui bruissent dans le vent, les gouttes d'eau qui tombent au ralenti, etc... C'est sous cette forme que le film de sabre chinois (Wu Xia Pian) a conquis le monde occidental; d'abord avec Tigre et Dragon, puis, à sa suite, d'autres succès comme Hero, Le secret des poignards volants, etc...
Corps de Ballet, extrait de Hero
Et, en France, ce n'est que plus tard que l'on a redécouvert ce qui reste jusqu'à présent le chef d'oeuvre du genre : Il était une fois en Chine, de Tsui Hark. Jet Li, devenu une star mondiale suite à sa découverte par Hollywood dans L'Arme fatale 4, devint le symbole de cette vague de films dont nous nous découvrîmes, tout à coup, friands. Dans le Wu xia Pian, les combats invitent le spectateur à la rêverie, à l'émerveillement, et, parfois, au rire. Le combat est alors divertissant et onirique.
L'introduction de la violence
Dans les films japonais, la violence était tenue à distance raisonnable du spectateur, écartée par le réalisme froid, la philosophie du coup parfait, et la réalisation sobre. Dans les films chinois des années 50 à 90, les envolées esthétiques, poétiques et chorégraphiques transformaient les combats en spectacles de danses, en ballets somptueux mais tout sauf réalistes. En gros : on n'y croyait pas. Il a fallu attendre assez longtemps pour voir des combats réellement violents sur nos écrans. A part quelques exceptions (The Blade de Tsui Hark, par exemple, en 1995), c'est dans les années 2000 que vont se multiplier les premières mises en scènes violentes: Old Boy (2003), Ong Bak (2003), Fighter in the wind (2005)... Autant de films qui se sont fait une jolie place parmi les cinéphiles occidentaux - comme s'ils n'attendaient que ça. Là, les coups font des bruits mats, les os craquent, les dents de déchaussent, les narines saignent. Le montage est généralement plus effréné, plus clipesque, notamment parce que les films sont plus modernes. Les visages sont luisants de sueur, les combattants apparaissent soufflants, hagards... Leur animalité est beaucoup plus travaillée. Le maître d'art martiaux n'est plus un esthète intouchable, dans une robe immaculée, survolant le combat par la maîtrise parfaite de son art, mais un homme acculé, en marcel, transpirant et prêt à se battre comme un chien traqué. En 2006, Dog Bite Dog (de Pou-Soi Cheang) devient le climax de cette poussée de violence (réaliste ou exacerbée) dans les films de baston : la machette rouillée y remplace le sabre flexible, et certaines scènes sont à peine soutenables. Hollywood, ayant senti le filon, mais ne sachant, comme bien souvent, pas l'exploiter, sort Danny the Dog en 2005, avec Jet Li, pour fournir leur dose aux nouveaux fans exigeants et habitués (par les jeux vidéos notamment) aux images violentes.
Le point d'équilibre entre réalisme et fantasme
Hollywood a, depuis une dizaine d'années (et sous l'influence de Paul Greengrass, notamment), choisi une option plus réaliste, et plus crédible, pour montrer les corps-à-corps, à travers le lifting de ses agents secrets : Jack Bauer, puis James Bond, et, bien sûr, Jason Bourne. Tous trois pratiquant une forme de close-combat très opérationnelle, loin des grands écarts de Jet Li, mais beaucoup plus proche des techniques d'auto-défense et de maîtrise de l'adversaire enseignée à l'armée, notamment. Derrière ces franchises, d'autres réalisateurs ont suivi cette mode, comme David Cronenberg, par exemple, qui a réalisé, avec la séquence du hammam dans Les Promesses de l'ombre, l'une des plus belles scènes de bagarre du cinéma moderne. Maintenant, cette catégorie de combat est devenue la norme: on n'imaginerait plus, aujourd'hui, revoir les grandes baffes des films d'autrefois dans autre chose qu'une parodie. Par contre, il serait faux de qualifier ces combats de "réalistes". Si la pertinence et l'efficience des techniques pratiquées par les héros américains d'aujourd'hui sont avérées, il n'en reste pas moins que le héros encaisse beaucoup trop bien les coups. Normalement, un coup réussi signifie la fin du combat. Or, notre héros se relève toujours. Par ailleurs, la clé de beaucoup de ces scènes, et surtout lorsque le comédien n'est pas pratiquant lui-même, réside dans le montage; d'une part pour produire un effet de vivacité auquel nos yeux modernes ont été trop bien habitués par les clips, et d'autre part pour masquer les imperfections des comédiens dans l'exécution, forcément approximative, de leurs gestes. D'où, souvent, cette impression de « ne pas bien voir » l'action, de ne pas comprendre ce qui se passe, et de ne pas réussir à saisir l'agencement du décors autour des personnages. La frontière entre l'impression de pertinence et celle de fouillis est parfois faible (par exemple, dans le premier volet de la trilogie Jason Bourne, la scène entre Matt Damon et le premier agent dans l'appartement parisien est à la limite entre les deux). Car bien sûr, le cinéma est avant tout une machine à fantasmes. Qui voudrait voir d'un combat fini en un seul coup ? Il s'agit donc de trouver le moyen d'étirer un peu la durée du combat, en imaginant des péripéties qui lui donnent une chronologie cohérente ; par ailleurs, un coup exécuté à vitesse réelle ne serait pas captable par une caméra, et le spectateur n'y verrait rien (rappelons-nous que l'équipe de L'Arme Fatale 4 avait demandé à Jet Li de ralentir la vitesse de ses coups, pour la caméra).
Bataille de lames, extrait de The Raid
Ainsi se dégage une définition de ce que pourrait être un combat bien filmé, aujourd'hui (et, comme souvent, cette définition est celle d'un juste milieu) : ni trop vite, ni trop lent, ni totalement irréaliste, ni parfaitement crédible. Un film, tout récemment, a réussi le pari de synthétiser la sobriété crédible, l'agilité démonstrative, et la violence réaliste : il s'agit de The Raid, de Gareth Evans, qui s'impose comme un chef d'oeuvre absolu du genre. Espérons qu'il y en aura d'autres comme celui-ci; et espérons également que notre cinéma français saura, un jour, produire des scènes similaires. Pour l'instant, Alain Figlarz (chorégraphe et acteur chez Olivier Marchal, notamment, et dans Chrysalis, où il y a une scène de corps-à-corps de très bonne facture entre lui et Dupontel) et Cyril Raffaelli (Banlieue 13, Le Transporteur, Le baiser mortel du dragon) doivent se sentir bien seuls. Car aujourd'hui, la baston est l'une des choses les plus difficiles à mettre en images avec intelligence ; à ce titre, elle ne peut plus être prise à la légère.
Je trouve néanmoins dommage que vous n'évoquiez pas les "ip man" qui sont je pense, de bonnes références concernant la naissance du kung fu. De plus, la couverture de l'article est je crois Yip man dans "The Grandmaster".
Merci !!
@CobbChopper : pourquoi cette "tâche"? Tu trouves que c'est un raccourci un peu facile, de penser que les jeux vidéos sont l'une des causes majeures de notre appétit de vitesse, et de montage effréné au cinéma? Peut-être. Peux-tu développer?
@Eriovi : Ip Man (1 et 2), ce sont des films beaucoup plus récents, et qui s'inscrivent dans la lignée des films de kung-fu "classiques", type "Il était une fois en Chine" et autres. C'est vrai que j'aurais pu les mentionner, surtout le premier qui est très bien. La photo, c'est en effet Donnie Yen dans le Ip Man de Wilson Yip, sorti en 2008. Personnellement, mais je m'en suis déjà expliqué, je n'aime pas du tout The Grandmasters...
En tout cas merci quand même de la grande qualité des articles sur Vodkaster, qui sortent de l'ordinaire, et bonne continuation :)