La Couleur des sentiments : whitewashing et feel-good movie pour Blancs ?
La Couleur des sentiments (The Help en version originale) sort dans les salles françaises aujourd'hui mais attise déjà, outre-Atlantique, la polémique. Le film est accusé par plusieurs médias et critiques de s'adonner au whitewashing, un terme utilisé pour qualifier la réécriture de l'Histoire du point de vue blanc dans une oeuvre de fiction.
Assez tristement, Hollywood semble penser que le public s'identifie plus largement à une histoire menée par des personnages blancs. Ici, le film est accusé d'essayer de laver l'image des Blancs de l'époque du ségrégationnisme aux États-Unis. Certes, on rappelle les horreurs sur lesquelles ils ont fermé les yeux, mais on leur trouve également un salut, une sensibilité, en la personne d'un héros populaire au grand coeur qui fera face à l'adversité pour aider les opprimés. Se dessinent alors les images artificielles du bon et du mauvais Blanc, travaillées sans nuance et caricaturées pour d'un côté redorer le blason d'une partie de la communauté, et de l'autre, flageller quelques improbables responsables. La question mérite d'être posée : La couleur des sentiments est-il un exemple de plus du whitewashing hollywoodien ?
Dans le film, Skeeter (Emma Stone), jeune journaliste fraîchement diplômée, revient dans sa ville natale de Jackson, Mississippi, et travaille dans un petit journal local pour la rubrique « ménage ». A la recherche d'un sujet original d'article, elle va alors demander de l'aide à une domestique, Aibileen (Viola Davis) et son amie Minnie (Octavia Spencer), deux femmes avec qui elle va vite sympathiser contre l'avis de son groupe de copines WASP. Elle décide pourtant de recueillir la parole des domestiques noires pour écrire un livre, intitulé « The Help », sorte de première pierre apportée à l'édifice de la lutte pour les droits des Noirs aux États-Unis.
Sketter a besoin de l'aide d'Aibeleen extrait de La Couleur des sentiments
La figure du « gentil Blanc »
L'un des principaux problèmes du film est la caricature faite du racisme. Au travers de personnages infects, ouvertement racistes et odieux, il est impossible pour le spectateur de s'identifier à un état d'esprit qui a pourtant réellement existé. Skeeter, ouverte et intelligente, s'oppose ainsi à ses amies superficielles et crétines, notamment Hilly (Bryce Dallas Howard), la terrible meneuse du groupe. Digne d'une parodie, cette bourgeoise coincée mène son petit monde à la baguette et voue une haine sans limite, presque caricaturale, aux domestiques noires : mesurage du papier toilette utilisé par sa bonne, pétition pour la construction de toilettes pour les employés de couleur, etc. On ne recule pas devant l'humour pipi-caca pour humilier un peu plus le personnage, comme le running-gag de la tarte confectionnée par Minnie, la domestique vengeresse, avec ses propres déjections. Face au racisme de Hilly, difficile donc de ne pas se ranger du côté de Skeeter, qui passe de facto pour la très gentille fille de l'histoire tandis que le racisme, incarné par de telles ânesses, devient un sujet de plaisanterie... (sic).
Pages blanches pour une histoire noire
Skeeter, c'est la voix blanche qui raconte une histoire noire, à l'image Du silence et des ombres de Robert Mulligan, narré par Scout, la fille d'Atticus Finch, l'avocat qui défendit un noir contre une accusation de viol. Atticus Finch joue lui aussi le spécimen rare qui tente d'inculquer à une petite bourgade le sens de l'égalité. Le problème que soulève ce genre de film, c'est qu'il concentre l'attention sur une figure de résistant comme figure de proue plutôt que sur les vrais sujets de l'histoire : les Noirs. Un message qui semble aussi se glisser dans La Couleur des sentiments où la jeune Skeeter passe pour une rebelle parmi une communauté sujette au racisme. Cependant, son personnage n'est que trop rarement polémique et participe surtout d'une observation somme toute assez passive du monde des domestiques. On peut ainsi se demander s'il n'est pas plus question de la dénonciation de l'état de domestique, que du racisme face à la couleur de la peau. Au vu des rires des femmes à la lecture du livre, l'anecdote ménagère semble prendre le pas sur la revendication d'égalité. De plus, Aibileen, elle, a déjà écrit des bribes de ses mémoires et on peut se demander quelle est l'utilité de passer par Skeeter pour écrire le recueil qui sort, en plus, anonymement. Quelle prouesse notre WASP démontre t-elle de ce point de vue là ?
Plaidoirie extrait de Du silence et des ombres
So mélo, so yellow
L'esthétique de La Couleur des sentiments s'inscrit dans la droite lignée des mélodrames de Douglas Sirk ; un genre qui magnifie l'émotion. Couleurs pastels et travail extrême de la lumière, des décors et des costumes, Jackson devient un petit village recréé, une miniature plus belle que fidèle, où il fait bon vivre quand on se trouve du bon côté de la barrière. Le film entretient même un lien supérieur avec le maître du mélo qui a, lui aussi, pratiqué dans Mirage de la vie un intense whitewashing. Dans son film, Lora est une femme qui fait fi du qu'en dira t-on en se liant d'amitié avec sa domestique noire, Annie Johnson, et en lui faisant goûter au bien-être grâce à ses revenus faramineux de vedette de cinéma. Même si le film traite plus frontalement de racisme par l'intermédiaire de la fille d'Annie, Sara Jane, qui est victime de rejet malgré la blancheur de sa peau, on bascule très vite dans la démonstration d'une égalité illusoire. Lora organise ainsi, à la fin du film, des funérailles majestueuses à sa défunte amie et le film occulte du même coup les problèmes de ségrégation inhérents à cette époque en, fantasmant une réunion des couleurs autour du cercueil. En magnifiant des figures blanches courageuses, ce processus de feel-good movie lave les esprits à coups de bons sentiments. Mais sert-il vraiment la mémoire, l'Histoire, et le cinéma ?
L'enterrement d'Annie extrait de Mirage de la vie
Mississippi forgive me !
Le Mississippi, un des états les plus pauvres des États-Unis, terrain de chasse du KKK, et ayant le plus souffert de la ségrégation, apparaît comme terrain privilégié du whitewashing : c'est là où s'est cristallisée la honte de la nation américaine. L'acte de Skeeter en paraît d'autant plus courageux, mais le film fait l'impasse sur l'omniprésence de la violence qui régnait dans la région jusque dans les années 70. Une seule mention est faite à un meurtre à caractère raciste mais reste anecdotique, uniquement relayée par la télévision et vite évacuée du film. L'univers de Skeeter s'apparente plus à un microcosme aux allures de réunion tupperware géante, qu'à un lieu où la haine embrase les rues. Le film fonctionne ainsi par cadres : on passe de la maison de Skeeter à celle d'Aibileen, puis celle de Hilly, sans parler des ponts qui séparent ces lieux et qui constituent les plus grands dangers pour leur mission. Bien sûr, d'autres films ont également créé la polémique comme Mississippi Burning d'Alan Parker, où deux agents du FBI mènent une chasse à l'homme raciste, l'agence fédérale étant ici représentée comme le bras armé de la lutte pour l'égalité.
Intimidation chez le barbier extrait de Mississippi Burning
Une histoire de femmes
D'un autre côté, La Couleur des sentiments se présente avant tout comme une histoire de femmes, les présences masculines étant totalement occultées. Mais loin de représenter la gent féminine dans son ensemble, il s'agit avant tout de s'attarder sur l'émancipation de Skeeter, jeune femme privilégiée rêveuse qui espère quitter sa bourgade. La jeune héroïne est en effet en marge de la société qu'elle fréquente : elle n'a pas de fiancé, veut travailler et être indépendante. Elle se différencie ainsi de son groupe de copines, en aspirant à un ailleurs. Du coup sa démarche de recueillement de la parole des domestiques semble presque dénuée de réel engagement, et paraît uniquement servir son ambition. Un peu en retrait de la problématique centrale, les destins croisés féminins lancent quelques questions, comme celle de l'avortement, de l'éducation, de la maternité, de la violence ou de la domination du mari, sans jamais creuser ces sujets. La Couleur des sentiments se révèle ainsi : dans le désir de satisfaire, et non de questionner.
La question centrale que pose en fait La Couleur des sentiments est la suivante : peut-on tourner en dérision le racisme ? Rire de personnages caricaturaux racistes, à un point qui semble aujourd'hui ridicule, semble autoriser l'évacuation des questions importantes et des embarassements historiques honteux. Pourtant, on ne boude pas son plaisir dans cette comédie aux accents mélodramatiques. Car La Couleur de sentiments affiche un ostensible happy-end qui laisse tout le monde heureux et comblé, mais qui a du mal à coller à l'Amérique des années 60. Vous savez, celle qui n'avait pas encore débuté son combat pour l'égalité entre les Blancs et les Noirs.
Sources : ABWH, Artcritical.com, Salon