Laurence Anyways : comment filmer le temps de l'amour ?
Troisième film du jeune prodige québecois Xavier Dolan, Laurence Anyways couvre, de la fin des années 80 à l'aube du nouveau millénaire, les soubresauts d'un couple fusionnel confronté à un changement radical qui pourrait les faire basculer dans les marges de la société. Filmer l'évolution sur dix ans d'un "grand amour" est un choix courageux et assez rare finalement. Pourquoi le cinéma a-t-il tant de mal à inscrire l'amour dans la durée ?
©MK2 Diffusion
?D'habitude une histoire d'amour dans un film, ça s'arrête là [à la rencontre]. Mais justement, ce qui est intéressant c'est la suite? soulignait un autre Xavier, imaginé par Cedric Klapisch dans Les Poupées Russes. C'est donc ce que fait Dolan en filmant sur dix ans la vie d'un couple. Dès les premières minutes, Fred et Laurence nous sont présentés comme un "vieux couple". Ils vivent un amour libre et mature menaçant de s'effondrer sous le choc de la révélation. A 30 ans, las d'être prisonnier d'un corps qu'il méprise, et qui ne lui inspire qu'un lancinant dégoût, Laurence, prof' de littérature dans un lycée de Montréal, annonce à sa compagne que pour continuer à vivre, il doit devenir celle qu'il a toujours rêvé d'être... Fred accepte de l'accompagner dans sa lente transformation, au risque de se perdre dans un processus de marginalisation qu'elle n'a pas choisi.
Rares sont donc les films qui suivent l'évolution d'un couple sur plusieurs années pour en faire le centre de gravité de leur récit ; ou alors, quand ils s'y collent, c'est en général pour raconter sur la durée la naissance d'un couple (Quand Harry rencontre Sally). Il faut dire aussi que la rencontre et la rupture, sortes de climax émotionnels et dramatiques de l'amour, offrent la matière idéale aux bons mélos et autres comédies romantiques. Filmer le couple sur un temps long, 5, 10, 15 ou 20 ans, revient à s'enfoncer dans l'usure, le lent délitement d'un quotidien ennuyeux et dévitalisé. C'est se faire le fossoyeur du grand amour, comme s'il était nécessairement condamné à s'éteindre.
Filmer la rencontre : Je t'aime moi non plus
Quand Harry rencontre Sally © Castle Rock Entertainment
Les comédies romantiques sont évidemment promptes à reproduire les vieux schémas en filmant la rencontre, le coup de foudre puis les jeux de séduction entre les deux protagonistes qui mèneront à l'inévitable happy end. Le cinéma est le medium idéal pour évoquer les premiers émois, d'une jeune relation. De Coup de Foudre à Notting Hill à Quatre Mariages et un enterrement en passant par Quand Harry rencontre Sally, Nuits Blanches à Seattle ou le plus récent Sept Ans de séduction, il se passe un temps plus ou moins long entre la première rencontre et l'union du couple à la fin du film (par le mariage de préférence). Entre ces deux instants, les 90 minutes de bobine condensent plusieurs années de séduction durant lesquelles les personnages s'étreignent, se séparent, se retrouvent et s'éloignent. L'histoire s'arrête là. Comme Cendrillon et son prince charmant, rien ne dit que William et Anna, Charles et Carrie, Harry et Sally, et les autres vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.
Prenons le cas de Quand Harry rencontre Sally, hommage à Nora Ephron oblige. Rob Reiner filme sur onze ans l'ébauche de liaison entre Harry et Sally avec le célèbre ?Je t'aime moi non plus? comme principal argument scénaristique. Onze longues années durant lesquelles, le duo commence par se détester puis s'apprécier et finissent par s'aimer. Le pourquoi du comment Fred et Laurence sont tombés en amour (comme disent nos amis québécois) importe peu chez Xavier Dolan, la rencontre n'est que prétexte à un flash-back final particulièrement émouvant venant clore le film avec intelligence : la boucle est bouclée en quelque sorte. Pointer les failles et les faiblesses du quotidien perturbé de ces deux âmes soeurs, voilà ce qui intéresse le jeune réalisateur.
Scène finale, extrait de Quand Harry rencontre Sally
Le point de rupture
Si les comédies romantiques aiment à s'attarder sur l'épiphanie de la rencontre, d'autres films plus cruels préfèrent remuer les cendres d'un amour défaît. Le film de Noah Baumbach, Les Berkman se séparent s'ouvre sur une partie de tennis. D'un côté du filet, la mère et le plus jeune des fils, et de l'autre, le père et l'aîné. Les enjeux sont posés : le couple est au bord de l'explosion, tandis que les enfants commencent déjà à choisir leur camp. Non sans ironie, Baumbach met en scène le spectacle d'un échec. Le couple est en ruine et on sait d'avance qu'il ne s'en remettra pas. Miss Berkman a multiplié les infidélités, alors que ce dernier, écrivain has been, stéréotype de l'intellectuel new-yorkais barbu et névrosé, supporte mal le succès littéraire de sa compagne. Le film s'intéresse à l'évolution de chaque membre après l'annonce du divorce, sans jamais revenir sur les moments heureux de la famille.
Divorce, extrait de Les Berkman se séparent
A l'inverse, Derek Cianfrance (Blue Valentine) et Sam Mendes (Les Noces Rebelles) partent du constat d'un échec amoureux pour mieux revenir ensuite sur ce qui a mené à cet défaîte. Ils multiplient les flash-backs sur la rencontre, la naissance évidente d'un amour, ses premières désillusions jusqu'au désamour. Ils dressent le même portrait de ?femmes rompues? (Simone de Beauvoir) au moment où elles prennent conscience de mener une vie à mille lieux de celle qu'elles s'étaient rêvées. Des ellipses viennent marquer le temps qui passe, le poids des années. Un ratage qu'elles incombent amèrement à leur mariage. Elles sont les victimes stupéfaites d'une vie qu'elles se sont pourtant choisies.
De la fatalité des longues histoires d'amour au cinéma ?
Contrairement à ce que semble prétendre Frédéric Beigbeder, l'amour peut durer bien plus que trois ans. Au cinéma, Le Secret de Brokeback Mountain, Sur La Route de Madison, Un Amour de jeunesse, la bluette N'Oublie jamais ou encore Laurence Anyways en sont la preuve. Chacun de ces films étalent l'histoire d'un amour contrarié sur 10, 20, 30 ans et même plus. C'est que les amours heureux manquent de sel, il faut souffrir à l'écran pour satisfaire le spectateur avide d'émotions fortes.
Sur la route de Madison © Warner Bros. Pictures
Sur La Route de Madison et le Secret de Brokeback Mountain relatent sur plusieurs décennies, un amour caché, interdit, frustré, et qui jamais ne pourra pleinement s'exprimer. Ce n'est pas le cas du film de Xavier Dolan. Quand le film commence, on rencontre un couple libre, soudé et épanoui. La révélation de Laurence vient évidemment rebattre les cartes du jeu amoureux. Le réalisateur jalonne son récit de crises et de réconciliations. Si le personnage de Fred est d'abord prête à suivre Laurence dans sa transformation, elle ne peut longtemps supporter le poids de la norme sociale et du regard qu'on porte sur son couple. Pourtant, comme l'explique Laurence, ils étaient déjà des marginaux avant qu'il soit perçu comme un marginal. Elle : ?bipolaire à cheveux rouges?, Lui : poète romantique et femme refoulée. Au fur et à mesure que Laurence assume pleinement son identité et donc sa marginalité, Fred elle, s'en éloigne pour goûter aux joies de la vie ?normale? : mariage, enfants, mobilier d'art hors de prix et chocolat noir. Xavier Dolan filme sur dix ans ce long processus. Et il fallait bien 2h40 de film pour suivre l'évolution du couple en même temps que la lente transformation de Laurence.
Retrouvailles et grand choc, extrait de Le Secret de Brokeback Mountain
Le principe de l'interview permet d'apporter une cohérence à la structure en flash-back du film (à la manière des lettres retrouvées et lues par les enfants de Francesca dans Sur La Route de Madison). Comme Un Amour de Jeunesse, Laurence Anyways fonctionne par ellipses, des indicateur temporels explicites (la musique en est un parmi d'autres) permettent ainsi de situer l'action, le temps qui s'est écoulé entre deux retrouvailles. Xavier Dolan fait le choix de passer sous silence les transformations sexuelles de Laurence, il ne s'embarasse pas des détails chirurgicales et hormonaux. Seules importent les répercussions des transformations physiques de Laurence sur la psychologie du couple.
Mia Hansen-Love filmait le parcours de Sullivan et Camille, deux jeunes personnes qui pensaient leur amour inaltérable et que le temps a fait s'éloigner pour mieux se retrouver et se perdre. Chez Xavier Dolan, on retrouve cette même obsession du temps qui défait tout. Au cinéma, comme dans la vie, les histoires d'amour finissent mal en général... Mais pour se convaincre du contraire, regardons un extrait d'Eternal Sunshine Of The Spotless Mind, qui n'est pas sans évoquer Laurence Anyways (au moins par la couleur de cheveux des demoiselles), et dans lequel les deux amants finissent par se rabibocher après s'être effacés de leur vie (au sens littéral du terme) :
"Remember me. Try your best", extrait de Eternal Sunshine of the Spotless Mind
Pour ma part, je m'interroge sur un autre aspect du film : le changement de genre n'est-il pas un prétexte pour embrasser un propos plus vaste, à savoir : comment le fait de s'assumer pleinement dans un processus de libération personnelle nous fracasse-t-il non seulement aux normes sociales, mais surtout à ceux qu'on aime qui n'ont plus qu'à subir l'immense égoïsme d'une telle décision (fût-elle vitale) ?
Pour l'égoïsme, c'est vrai que ce n'est pas une *décision* de Laurence à proprement parler, mais cela reste une forme d'"accomplissement" personnel salvateur - certes subi et inévitable- mais qui privilégie le bien-être du moi à celui de l'autre.
Et sinon, c'est marrant car je me suis davantage identifié à Laurence qu'à Fred...