Le deuil d'un enfant au cinéma
La sortie de Rabbit Hole de John Cameron Mitchell nous donne l'occasion d'aborder un sujet particulièrement sensible au cinéma : la mort de l'enfant. Pour les parents le deuil semble impossible tant l'épreuve est contre-nature. D'un point de vue de cinéma, la mort d'un enfant constitue pour le spectateur un événement particulièrement grave et donc, presque impossible à mettre en scène. Revenons sur les quelques cas marquants dans l'histoire du cinéma...
Le trouble que provoque l'image d'un cadavre s'accentue et dérange d'autant plus que le cadavre sera petit, frêle, et innocent. Roberto Rossellini, en 1947, n'hésite pourtant pas à représenter le décès d'un enfant à l'image, dans Allemagne année zéro. C'est l'un des premiers à oser ce geste cinématographique dans le cinéma moderne. Avant cela, dans des films comme Intolérance de D.W. Griffith ou Cabiria, de Giovanni Pastrone, l'enfant mourant est un acte lié au sacrifice, au massacre. Une société déliquescente massacrant ses enfants, tout comme dans le récit biblique des Dix commandements, est en réalité une société au bord du chaos. C'est le parallèle univoque que fait Rossellini en évoquant le régime fasciste et la seconde guerre mondiale. Le jeune garçon met fin à ses jours et un tel désespoir condamne, de façon quasi-religieuse, la société qui l'a poussé à un tel acte. Un acte extrême pour souligner la démence d'un contexte politique et social qui dévore sa propre progéniture.
Le cinéaste italien avait perdu son fils Romano plusieurs années avant le tournage de son film. C'est également en cela que la mort de cet enfant bouleverse : elle n'est pas qu'une figure, un acte symbolique, mais entre directement dans la sphère de l'intime. Un personnage que nous avons appris à connaître nous est arraché.
Berlin après la guerre extrait de Allemagne année zéro
Ces dernières années, le cinéma européen et américain commence donc à s'interroger sur ce tabou qui dépasse de loin la sphère cinématographique. Comment expliquer l'injustice de perdre l'être qu'on a mis au monde ? Et surtout comment le montrer ou l'éviter ? Derrière chacun de ces films réside un choix éthique fort. Un cinéaste sait qu'en imposant sa vision de la mort de la jeunesse, il sera forcément jugé, décortiqué, et que cette mise en scène sera l'indicateur de sa prise de position dans le cinéma, mais aussi dans une certaine forme de posture politique. Dans cette perspective, le réalisateur danois Lars Von Trier s'est encore une fois permis toutes les excentricités. Après les sacrifices d'enfants dans Dogville, le décès devient le déclencheur d'une folie furieuse qui hante son Antichrist. Le couple survivant, ne pouvant dépasser ce traumatisme, sombre dans une psychose faite de torture, de sévice sexuel, de retour vers la nature et son implacabilité. La mort de cet enfant devient le prisme par lequel tout le quotidien sera observé : si mon enfant meurt c'est que le monde a basculé dans le chaos.
Éviter l'écueil du mélodrame serait donc la mission de chacun de ces réalisateurs téméraires. Dans Tout sur ma mère, de Pedro Almodovar, un enfant décédé trouvera un substitut, un remplacement en un autre enfant. La même idée de transmission se trouve dans le Volte-Face de John Woo, où John Travolta, anesthésié par la mort de son jeune fils, en trouvera le double physique et ne guérira qu'en se décidant à le faire sien. Malgré leur liberté de ton, ces deux films imposent un constat amer : surmonter la perte d'un enfant ne pourrait s'imaginer qu'en le retrouvant dans une évocation, une figure ambiguë, différente mais qui serait en même temps la même. Soit une situation virtuelle, envisageable par la seule liberté du cinéma, mais inenvisageable dans la réalité.
Nanni Moretti, avec La Chambre du fils, est l'un des premiers cinéastes à s'attaquer de front à la question de la disparition de l'enfant. La famille essaie de se reconstruire, tente d'en garder les souvenirs. Mais l'absence de cet enfant est trop pesante ; chaque objet semble comme vidé de son essence. Le silence règne, on enchaîne mécaniquement tous les gestes du quotidien. Mais on ne regarde plus vraiment ce qu'on fait, l'esprit hanté, toujours ailleurs.
Douleur extrait de La Chambre du fils
En France on trouve peu de films qui osent décrire l'horreur à laquelle ces parents doivent faire face. Parfois, comme dans Contre-enquête avec Jean Dujardin, la perte d'un enfant mènera à une folie incontrôlable, une envie de vengeance qui devra s'assouvir. Trouver une cible pour évacuer la souffrance. D'où une enquête, un suspense digne d'un thriller. Dans d'autres long-métrages, dont nous ne donnerons pas les noms pour ceux qui ne les ont pas vu, on joue justement sur la corde du suspense, de la possibilité du décès. Cette éventualité est si désarmante, destructrice, que le spectateur sera, comme les personnages, dans l'expectative. Privé de l'information sur la survie ou non de l'enfant en question. Il faudra douter, s'inquiéter, pour finalement découvrir la vérité ; rassurante ou non. On évite ainsi le problème. La production cinématographique de notre pays est donc encore bien loin d'oser s'aventurer sur ce terrain. Cet événement ne devient qu'un mécanisme de narration comme un autre, outil de suspense et d'attente. Triste utilisation.
Filmer les résidus, les restes d'un enfant, c'est la lourde tâche que s'est donné Rabbit Hole. Un couple à qui tout réussi perd son jeune fils. Un accident de la route idiot, injustifiable et impardonnable pour ces parents qui, quelques mois après le drame, essaient de se reconstruire, individuellement mais aussi dans leur vie de couple.
It never goes away extrait de Rabbit Hole
Malgré un classicisme parfois ennuyeux, le nouveau film de John Cameron Mitchell semble vouloir emprunter une nouvelle voie dans la représentation du deuil au cinéma : celui de la parole, de la négociation, de l'envie de surmonter l'horreur pour retrouver un peu de réconfort. Désarçonnant au départ, ce couple qui ne braille pas sans cesse, ne s'enfonce pas dans le pathos geignard, essaie même de faire des blagues et de reprendre sa vie de rien n'était. Nouvelle proposition dans le cinéma américain, celui d'une vivification, d'un drame si terrible qu'on en ressort abasourdi, et qu'au lieu de l'oublier ou de sombrer, on ne peut que faire semblant de ne pas l'avoir connu.
Quelques fautes de formes et de rigueur entachent le film, impérissable flash-back de l'accident et des petites erreurs banales qui ont amené l'enfant a sortir de la maison, poursuivre son chien et se faire renverser par une voiture. Rabbit Hole ne met jamais en scène la mort de l'enfant mais uniquement le processus de deuil, ces parents qui essaient de garder des traces, effrayés sûrement par la propre faillibilité de leur mémoire. Dianne Wiest, incarnant la mère du personnage de Nicole Kidman, a elle aussi perdu un enfant il y a plusieurs années. Elle explique qu'on n'oublie jamais une blessure telle, qu'on ne peut jamais s'en défaire. Mais qu'à partir d'un moment, elle devient presque supportable. Tragique renversement de la psyché humaine : on s'habitue bien à tout.
Impossible pour nous de juger de l'exactitude des sentiments dépeints dans Rabbit Hole, car face à un tel drame ceux qui n'y connaissent rien se taisent. Mais cette volonté de filmer les survivants, volonté portée par le brillant duo Kidman / Aaron Eckhart, tellement marqués qu'ils en semblent presque morts, est suffisamment rare pour être soulignée. Mitchell filme un lot de petits riens, ses personnages se débattant pour réapprendre à s'intéresser aux futilités. Pourtant, la douleur engourdissant leurs sensibilités, le couple ne peut qu'exécuter froidement leurs tâches, jour après jour, comme des machines tentant de mimer l'humain.
Tout effacer extrait de Rabbit Hole
La situation est glaçante, lancinante, car en voulant redevenir ce petit couple parfait qu'ils étaient autrefois les deux personnages se cristallisent sur la photographie. Brisés à jamais, mais souriants. En allant plus loin que la blessure John Cameron Mitchell donne alors une nouvelle impulsion aux soubresauts passés du cinéma et à son envie de s'attaquer à des sujets sensibles, sur lesquels on ne peut jamais avoir ni raison ni tort. Suivant la vive douleur du décès, le cinéaste capte cette vibration tragique, la torture des survivants qui ne saurait prendre fin. Et sous ces airs parfois irrévérencieux se cache toujours la même préoccupation : le champ d'action du cinéma, la puissance intrinsèque de sa mise en scène, est tellement faible et fragile qu'elle ne peut, quand il est question du décès d'un enfant, que s'interroger et ne jamais trouver de réponse.