Mais pourquoi était-il si méchant ?

Michael Haneke : un gentil monsieur ?

Dossier | Par romain lamy | Le 26 octobre 2012 à 18h23

Comment gère-t-on la souffrance de quelqu'un qu'on aime ? Voilà un sujet qui semble bien loin des thèmes de prédilections de Michael Haneke. Le réalisateur autrichien nous avait plutôt habitué à nous faire part de sa fascination pour la perversion, malmenant ses spectateurs en les confrontant à des scènes à la violence glaçante. Une troublante question nous vient à l'esprit : et si Haneke était devenu... gentil ?

Amour, Palme d'or au dernier festival de Cannes (la deuxième pour Michael Haneke après Le Ruban blanc en 2009), est sorti mercredi dernier et a obtenu, avant la sortie de Skyfall vendredi, le meilleur démarrage de la semaine. Il faut dire que la critique est bonne joueuse avec le réalisateur autrichien et que le thème du film a le mérite d'intriguer.

Haneke nous a habitué à générer un rapport agressif entre lui et nous, attisant la responsabilité du spectateur, coupable de voyeurisme et de perversion à travers l'attrait pour les images, pour la violence. « Je manipule le spectateur, et ensuite je le repousse, lui donnant ainsi la possibilité de comprendre que ce n'est qu'un film. Mais ensuite je le séduis de nouveau pour le ramener dans l'histoire. Je procède ainsi plusieurs fois dans le film. Grâce à cette méthode, je lui donne le sentiment de savoir ce que c'est d'être séduit et manipulé. Je le manipule afin qu'il devienne autonome. », disait-il en janvier 98 dans les Cahiers du cinéma.

Le thème de la fin de vie a en tout cas trouvé avec Amour son film-phare. Un peu comme l'a été la chanson « Les vieux » de Jacques Brel : le reflet d'une triste condition, mêlant solitude, frustration et honte de la vieillesse. Les qualités entomologistes de Haneke se prêtent particulièrement bien à ce sujet si mal évoqué par le cinéma. La condition de la vieillesse est décrite à travers un couple de mélomanes octogénaires, vivant presque en autarcie dans un appartement haussmannien à Paris, se livrant à une conversation ininterrompue depuis 50 ans. L'amour et la vieillesse se confrontent, s'apportant l'un à l'autre une paisible tranquillité et un équilibre harmonieux.

Soudain le silence

C'est le silence soudain de Anne (Emmanuelle Riva) qui déclenche le drame : elle fait une attaque cérébrale. Elle se retrouvera dans la position inconfortable de l'infirme. Son mari, Georges (Jean-Louis Trintignant) fera tout pour l'aider à surmonter l'inévitable déliquescence physique. Ensemble dans cette dernière épreuve, ils lutteront contre le drame de la fin de la vie.


Une plaisanterie ?, extrait de Amour

Peut-on dire que Amour ne ressemble pas vraiment à un film de Michael Haneke ? Dans Amour, l'homme n'est pas un loup pour les autres, il est la victime. La violence vient de la nature des choses : la mort comme issue inévitable, et la souffrance. Ni juste, ni injuste, ni bien, ni mal. C'est probablement ce positionnement qui tranche avec le reste de ses films. Le réalisateur n'a eu de cesse de repousser les limites de la noirceur humaine, en la faisant se réincarner sous diverses formes : L'enfant ou le noyau familial (Caché, Le Ruban blanc), la mère (La pianiste), le cinéma ou l'homme moderne (Funny games, Benny's video), mais surtout à travers les névroses que l'on développe durant l'enfance, l'individualisme, la banalisation de la violence, les médias, l'autorité... La violence est probablement le meilleur médium d'Haneke, juste froide et réelle. Elle apparaît dans ses films sous la forme de la pédophilie, de la vengeance, de l'automutilation, du suicide... Ou pire, simplement gratuite, comme profondément liée à la nature humaine.

De même, Michael Haneke nous avait habitué à faire de la bande-son un outil d'oppression pour le spectateur, ce qui n'est pas le cas avec Amour. Dans Funny Games, dès le générique, on se retrouve agressé par une entrée fracassante de hard-rock, comme pour marquer avec violence l'irruption de quelque chose. Dans Amour, la musique n'est pas agressive. Omniprésente dans la première partie du film, elle devient de plus en plus rare, systématiquement interrompue par les deux personnages. Elle incarne la nostalgie, le souvenir heureux, comme dans cette scène qui semble anachronique où Anne réapparaît en bonne santé, jouant du piano dans le salon. Puis Georges coupe le son, on comprend qu'il était en train de rêver.


Le piano, extrait de Amour

Voila les premières impressions qui nous viennent à l'esprit une bonne partie du film. Comme si tous les axes de narration récurrents du réalisateur (la confusion des positions familiales, l'intrusion physique et mentale, le passage d'une réalité à une autre sans aucuns artifices), semblaient sollicités pour établir une sorte de radiographie du sentiment amoureux, et des émotions qu'il suscite lorsqu'il se retrouve compromis. Comme si le réalisateur avait soudainement basculé vers une vision humaniste, abandonnant son défrichage de la perversion humaine et dont Amour serait la première pierre.

Puis on s'extirpe du film. Automatiquement, on déconstruit l'histoire, la trame, les émotions, pour arriver (comme c'était prévu), à une tout autre conclusion. Car le cinéma d'Haneke provoque de la résistance chez le spectateur, un défi au sentiment d'adhésion, à l'hypnose du cinéma. La difficulté d'accès, les éléments non résolus nous poussent vers la réflexion, à repenser au film. C'est là toute la force de son dispositif : peu à peu, on revoit notre copie... De nombreuses questions restent mystérieusement sans réponses. Pourquoi ces scènes interminables dans lesquelles Anne essaye de s'exprimer sans y arriver, pourquoi cette manière de s'appesantir sur les détails de la souffrance d'une femme qui n'est plus maître de son corps, obligée de déléguer sa maintenance physique aux autres ?

L'euthanasie, la question sous-jacente

La fille de Anne (Isabelle Huppert) l'affirme : « Il faut qu'on parle très sérieusement de Maman », demande-t-elle à son père. Le mot n'est jamais prononcé. Attention SPOILER, la conclusion qui suit révèle une partie de l'intrigue. Nous vous invitons à ne la lire qu'après avoir vu le film.

Finalement Pierre s'en chargera lui-même, par surprise. La violence apparaît toujours sans crier gare dans les films de Haneke. Dans Amour elle est légitimée, elle est un soulagement. Pour Anne, pour Georges et surtout pour nous, les spectateurs. Le meurtre devient le sujet du film qui, s'ouvrant sur l'entrée de la police dans l'appartement, peut aussi être vu comme une enquête policière de type whodunit. Or le bourreau n'est plus la nature, ni le temps qui passe, mais bien Georges. Georges qui étouffe sa femme, durant de longues minutes. Haneke poursuit ainsi le questionnement de toute sa vie. La violence. Et nous place comme d'habitude face à cette responsabilité d'homme, en rejetant tout sentimentalisme pour privilégier la vérité.

Haneke ne nous épargne donc toujours pas. On reste les voyeurs pervers qui se délectent à regarder une vieille dame dépérir, car on aime tisser des liens entre la fiction qu'on nous donne à voir et la réalité que nous vivons. On aime être les témoins de ces noeuds que les drames tissent autour de nous, tiraillés entre notre conscience, le droit et la morale. C'est aussi parfois pour ça qu'on va au cinéma. Pour être malmené, et pour être seul, face à nous-même.

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40 commentaires
  • tchristophe
    commentaire modéré Comme @cladthom, je vois dans le geste final un acte d'amour. La scène commence par une histoire que Trintigant raconte à Emmanuelle Riva afin d'apaiser ses souffrances. Ça marche, elle est soulagée. Parce que Haneke ne coupe pas en deux la scène, mais laisse les deux phases en un même plan, je vois surtout une continuité : l'apaisement, la délivrance.

    Dans cette même idée, il faut se rappeler qu'Emmanuelle Riva fait une tentative de suicide un peu plus tôt. Lui la déplore. Finalement, il renonce à son propre bonheur (voir respirer sa femme) au profit de celui de son épouse (la fin de la torture). L'autre avant soit. C'est pas ça l'amour ?
    29 octobre 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré La notion d'enquête est importante, parce qu'après l'ouverture j'avais pensé à Interiors de Woody Allen et au suicide au gaz. C'est peut-être totalement con comme piste, je ne suis pas assez expert du sujet mais mon hypothèse était le suicide. Le film nous apprend qu'il s'agit en fait d'un meurtre prémédité. Là où le film est redoutable c'est qu'il nous assène sans discussion que c'était le meilleur comportement possible, le plus digne, le plus noble. C'est possible hein, mais ce n'est quand même pas si évident.

    On pourrait aussi se dire que Trintignant est un gros salaud égoïste qui fait ça pour se libérer lui. Ou, à la limite, nous libérer nous. En ce sens Haneke réussit à faire passer aux yeux du spectateur un meurtrier pour un héros. Le tour de passe-passe est notable, même si le casting de Trintignant "L'homme digne" par excellence fait une grande partie du boulot.
    29 octobre 2012 Voir la discussion...
  • Romain18
    commentaire modéré La deuxième scène du film, Anne et Georges, au milieu de la foule d'une salle de concert. L'effet miroir avec la salle de cinéma est assez marquant. On peut y voir une mise en abyme, une manière de dire : c'est vous qui trancherez, car c'est un peu vous-mêmes les personnages du film". Une façon de dire aussi d'entrée de jeu que les choses ne seront pas simple... Le ruban blanc est écrit de la même manière. L'intrigue est résolue à la fin, mais par contre, les motivations des personnages restent inexpliquées...ou plutôt ouvertes à différentes interprétations. Je trouve que ce manque de réponses stimule immédiatement un positionnement, une envie de prendre parti.
    29 octobre 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré Ah, je viens de saisir que c'est @Romain18 et non @IMtheRookie qui a écrit l'article. #Alzheimer#Euthanasie.
    29 octobre 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @zephsk voyons, tu aurais reconnu mon petit style sinon :)
    29 octobre 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré @Romain18 Je comprends ton point de vue, sauf que je n'ai jamais eu à trancher. Tout au long du film, bourdonnait à mon oreille "oui et alors ?"
    Tout paraît si convenu, attendu.
    C'est très étonnant venant de Haneke d'ailleurs.
    J'ai le sentiment que, trop impressionné par le sujet ou peut-être trop affecté par ce dernier, il a cherché partout à s'appliquer, de façon presque scolaire.
    Oui, c'est cela, sa réalisation est affectée.
    Il subsiste quelques pistes réflexives en demi-teintes, mais tout à fait accessoires.
    Peu de choses finalement le distinguent du téléfilm sociétal qui passe sur France 2 le mardi soir.
    29 octobre 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré Ou est-ce un autre jour ?
    29 octobre 2012 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré @zephsk haha :)
    30 octobre 2012 Voir la discussion...
  • Cladthom
    commentaire modéré @zephsk t'abuses. J'ai jamais eu l'impression d'un film facile avec des choix de mise en scène facile.
    C'est clairement pas le Haneke qui a le plus d'ampleur d'un point de vue thématique, mais c'est malgré tout un qui va me hanter le plus.
    30 octobre 2012 Voir la discussion...
  • zephsk
    commentaire modéré @Cladthom Je n'ai pas dit facile, j'ai dit affecté.
    Il faut donc croire qu'Haneke a lui aussi son totem : la sénescence.
    30 octobre 2012 Voir la discussion...
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