Drive de Nicolas Winding Refn : que reste-t-il de Taxi Driver ?
« That's it, you're scorpion » ? Iris à Travis Bickle, dans Taxi Driver.
22 Mai 2011. Robert de Niro, président du jury à Cannes, remet le Prix de la mise en scène à Drive, de Nicolas Winding Refn (Bronson, Le Guerrier Silencieux). Ainsi se matérialisait, comme un passage de témoin, la filiation évidente avec Taxi Driver. Si certains ont logiquement comparé Drive au Driver de Walter Hill, il nous a semblé plus intéressant de jouer à ce petit jeu de la comparaison avec le film de Scorsese qui avait obtenu la Palme en 1976.
Au cours des trente-cinq années qui séparent les deux films, le polar américain a suivi son petit bonhomme de chemin, plus que jamais tiraillé entre fascination pour la violence et questionnements moraux : de Peckinpah à De Palma, jusqu'à Tarantino en passant par Michael Mann. Peu à peu, on s'est mis à parler de post-modernisme, de maniérisme, mais peut-être que ces mots-valises ne nous aident pas tant que ça à comprendre ce qui a changé, depuis la petite révolution du Nouvel Hollywood initiée par Scorsese, Coppola et les autres. Le retour vrombissant du cinéaste danois en terre américaine est l'occasion de se demander où en est le polar.
Deux hommes solitaires roulent dans la nuit
All the animals come out at night extrait de Taxi Driver
Scorsese, comme Refn, s'attarde longuement sur les errances nocturnes de son driver. Les néons offrent un spectacle hautement cinégénique, idéal pour laisser libre cours aux angoisses, aux fantasmes... Couleurs chaudes et froides se juxtaposent, figurant les pulsions fluctuantes des personnages. Dans le générique de Taxi Driver, Scorsese filme en peintre impressionniste ces couleurs troublées par la pluie, annonçant ainsi l'état de confusion mentale de Travis Bickle. S'y insèrent une succession de gros plans sur les deux yeux de son anti-héros, enfermés dans la carcasse du véhicule. C'est le regard, donc le jugement qu'il porte sur la faune interlope qui l'intéresse. Pendant ce temps, la voix off balance ses jugements à l'emporte-pièce sur les sex-shops et autres lieux de dépravation.
Tout est dit d'emblée de la solitude et de la colère rentrée de l'ancien combattant du Viêt-Nam. Scorsese pouvait ensuite dérouler ce coup de force vicieux consistant à filmer un acte criminel justifié par la volonté puritaine de lutter contre le crime. Fincher s'en souviendra en réalisant Seven des années plus tard. Il amenait ainsi le spectateur à se poser des questions très profondes sur la religion, la justice, le bien, le mal, etc.
Filature extrait de Drive
Si l'on examine maintenant les scènes de conduite nocturne au début de Drive, on s'aperçoit que Nicolas Winding Refn, lui, fait tout le contraire : il reste à la surface de son personnage. L'alternance de plans entre l'intérieur et l'extérieur distille une tension obsédante (va-t-il se faire attraper ?), mais il s'intéresse surtout à la star, qui se laisse admirer en silence, sans broncher. Les couleurs et les lumières épurées pourraient, au fond, tout aussi bien sortir de projecteurs de théâtre ; elles sont uniquement dédiées à la sublimation quasi-amoureuse d'un visage de cinéma, celui de Ryan Gosling. De Taxi Driver à Drive, cinq lettres en moins. Qu'est-ce qu'on perd ? La référence à un métier précis, une fonction sociale, un certain rapport problématique à la société, comme si Refn avait voulu propulser directement son héros au rang d'icône culte intemporelle.
Un réalisateur qui aime beaucoup son acteur...
Juste un polar...
Comme Easy Rider, Taxi Driver témoigne d'une certaine forme de désenchantement post-68 et post-Viêt-Nam, caractérisé (entre autre) par la résurgence des valeurs puritaines qui associent le sexe et la drogue au mal et non plus à l'émancipation de l'homme. On le sait, les chefs d'oeuvre sont toujours de grands films qui sont parvenus à cristalliser un certain état, à un instant T, de la société et de l'époque dans laquelle ils s'inscrivent...Tous ces enjeux sociaux, moraux et politiques ont peu ou prou disparu dans Drive.
Là où Taxi Driver était un film constamment imprévisible dans son déroulement, Drive se contente de dérouler la trame d'un polar linéaire : un homme refuse de se soumettre à la pression d'une bande de mafieux. Le Driver est cascadeur le jour, chauffeur pour des braqueurs la nuit, et cette double-casquette forme les deux faces d'une même médaille rutilante qui l'ancre clairement dans le royaume de l'imaginaire et de l'industrie du divertissement. Ce n'est pas un hasard si le film se déroule à Los Angeles, au coeur de cette société qui vit du spectacle, par le spectacle et pour le spectacle, produisant un environnement dans lequel le moindre signe renvoie à une image préexistante. Le Driver est né de l'imaginaire fantasmé d'un cinéphile européen qui a fait de lui un citoyen du pays « Hollywood », avant même d'être américain.
L'extrême-violence à l'écran : du geste politique désespéré à l'indifférence tranquille
Comme dans Le Guerrier Silencieux, l'ultra-violence apparaît comme la seule stratégie de survie possible dans un environnement régi par les lois d'un machisme archaïque. Et comme le Travis Bickle de Scorsese, le héros tue pour l'amour d'une jolie blonde au visage poupon, jouant le défenseur de la veuve et de l'orphelin, à ceci près que Refn ne s'embarrasse plus des motivations sous-jacentes et de la subversion potentielle de ses actes. Drive se distingue par cette volonté d'épure qui tend à annihiler toute complexité morale au profit d'une exaltation vibrante de l'action pure par de belles images et une belle musique.
En cela, il va un peu plus loin que Michael Mann qui, lui aussi, reste ostensiblement « à la surface », en véritable esthète du mouvement, de la vitesse et de l'action virile. Mais chez Mann, le fonctionnement par paire de ses personnages (Heat, Collateral, Miami Vice...) vise encore à reproduire l'antique conflit entre le bien et le mal ; les protagonistes sont constamment amenés à s'interroger sur leurs actes, leurs portées, etc. Drive, c'est un peu comme si le chauffeur de taxi de Collateral se comportait comme le tueur en série qu'il rencontre : il tue froidement, mécaniquement, et un point c'est tout. Ainsi Refn a-t-il gommé toute forme d'ambivalence et de contradictions. Passé l'effroi éprouvé devant le spectacle de cette violence extrême, il ne reste plus en nous qu'une indifférence lasse, comparable à celle des prostituées du club dans lequel le Driver va régler ses comptes. Nous aussi, depuis le temps, on en a trop vu.
"Pouw" extrait de Taxi Driver
Dans Taxi Driver, le recours à la violence, l'incapacité d'y échapper était perçue comme l'ultime étape d'une descente aux enfers. La gueule ravagée de Robert De Niro se fend d'un rictus terrifiant qui semble nous demander : « comment a-t-on pu en arriver là ? ». La figure névrotique de Travis Bickle cristallise à elle seule toutes les névroses et les contradictions de l'Amérique. A l'inverse, les traces de sang striant le visage angélique de Ryan Gosling ont avant tout vocation à séduire, à parfaire son statut d'icône. Dernière touche SM achevant le façonnement d'un portrait quasi-fétichiste.
Drive procède par longues séquences très lentes, soudainement brisées par des explosions de violence. Mais derrière la volonté évidente de bousculer la sensibilité du spectateur, nulle remise en question de ce plaisir érotique du sang et de la souffrance. Le film de Nicolas Winding Refn, est à l'image de son héros : lisse et impassible. Son geste esthétique s'apparente à la pose d'un vernis élégant sur les griffes d'une bête sauvage.
On ne saura jamais rien de ce qui se trame dans le cerveau du Driver. L'extrême détachement du personnage passe aussi par l'usage de la musique. Les nappes électro de Cliff Martinez plongent sa vie dans une sorte de stupeur molle et ouatée, là où la partition expressionniste et jazzy de Bernard Herrman dans Taxi Driver s'évertuait à exalter les tourments de son anti-héros.
Jamais les fondements de cette extrême-violence ne sont interrogés. Cette indifférence ostensible à l'égard des sentiments du personnage et de ceux de la société dont il est le produit fait que Nicolas Winding Refn ne parviendra sans doute jamais à faire « son Orange Mécanique à lui ». Ce qui manque au cinéaste danois est peut-être ce qui caractérisait le Nouvel Hollywood pour Jean-Baptiste Thoret, à savoir « une volonté de substituer à l'horizon artificiel du cinéma hollywoodien et des réponses qu'il apporte, la beauté d'un parcours incertain qui s'achève par une série de questions ouvertes à l'intelligence du spectateur » [1].
Devant Drive, on jouit d'un feu d'artifice de références, d'effets de style et du choc d'une violence réduite à l'effet de sidération qu'elle suscite. En somme, tout le contraire de l'History of Violence de Cronenberg. Quelques années plus tôt, un autre étranger obsédé par l'Amérique partait du même point de départ : un homme placide laisse rejaillir la bête qui sommeille en lui pour défendre femme et enfants. C'était l'occasion pour Cronenberg de déterrer les racines religieuses, sociales et politiques d'une culture de la violence profondément ancrée dans les moeurs américaines et donc, aussi, dans le terreau hollywoodien. Nicolas Winding Refn, lui, préfère rester à la surface, se cantonnant à un exercice de style certes habile et classieux mais qui ne fait écho à son époque qu'en témoignant de sa superficialité.
Images : © Le Pacte
[1] Le Cinéma américain des années 70 de Jean-Baptiste Thoret (Editions Cahiers du Cinéma)
Et enfin vous, @RaphaelClair semblez aussi prendre ceci très au sérieux !
Il y aurait tant de choses à dire...
Dans un premier temps, la comparaison entre Taxi Driver et Drive n'est pas très heureuse et c'est pourquoi je prenais votre papier pour un exercice de style sans prétention, plutôt amusant certes, mais n'entraînant pas des sentences lourdes, pompeuses et définitives sur des pseudos caractéristiques sociétales modernes !
Quelques lettres en commun (D-R-I-V-E) et une fonction (conduire) vaguement équivalente vous amène donc à établir la comparaison. Soit.
Moi, tant qu'à jouer à des chiffres et des lettres, j'aurai plutôt retenu celles-ci : (to) R-I-D-E (trajet, parcours, chevaucher...).
Car enfin, les bases et les intentions ne sont pas du tout les mêmes.
D'abord, Scorsese place son personnage dans un contexte politique très précis et totalement à l'opposé de celui de Refn. Son chauffeur de taxi est complètement ravagé par la guerre et obsédé par la salubrité morale. Il est parfaitement identifié. Les origines sont claires, bien que sombres.
C'est tout l'inverse dans le personnage de Refn, dont on ignore tout, jusqu'à sa provenance.
Par ailleurs il n'est pas chauffeur de taxi mais garagiste. Il exécute, à la marge, "des contrats" via le transport de voleurs et quelques cascades, pour le cinéma. Ce triptyque de fonctions l'éloigne très profondément de celle du taxi et pose dès lors les bases d'un film de gangster (cher à Melville) et/ou de western spectaculaire, quand Scorsese s'attaque lui plus spécifiquement à la série noire ou au brulot politique.
La fonction très codifiée de taxi n'est qu'un média chez Scorsese. Elle permet, en sillonnant les rues, de donner à voir leur noirceur moite au spectateur et à Travis Bickle.
Chez Refn, le véhicule conceptualise au grès des situations le danger, le voyage, l'agressivité, la chevauchée.
Premier point donc, vous comparez deux genres totalement différent aux intentions complètement antagonistes. Vous feriez ça sans vous prendre au sérieux encore, ça serait funny.
Sinon, je vous donner une piste pour la prochaine comparaison : Taxi Driver et Cars...
Deuxième point et c'est votre propos, puisque Refn ne s'intéresse pas à la politique et qu'il est fasciné par son personnage (et les voiture rutilantes),que ce dernier est mutique, c'est qu'il est superficiel. Diantre, quel profondeur de jugement !
Je parierai sans aucune hésitation que vous adorez Victor Hugo...
Depuis quand l'art serait sommé d'avoir un regard sur la violence et/ou être politiquement incarné pour ne pas être "superficiel" ?
On devrait jeter les marivaudages aux ordures !
Et pourquoi ne pas décider que le déchaînement de violence n'est finalement qu'une couleur de ce monde ?
Il ne peut pas vous venir à l'esprit que Refn souhaite traiter de la solitude d'un cowboy moderne imaginaire ?
Pourquoi devrait-il y avoir une analyse sociétale sous-jacente ?
Peut-être que Refn utilise la voiture comme média, mais pour donner à sentir autre chose que Scorsese ?
L'idée du passage ? De l'existence ? Du Trip ?
Finalement cette histoire, c'est un peu celles de Barry Lyndon, du Samouraï et de Lucky Luke mélangées.
C'est maladroit parfois, mais certainement pas superficiel.
En tout cas, je ne place pas l'idée de destinée (sentimentale), de voyage, de "passage" sous le signe de la superficialité.
Et puis, qu'est-ce que ça veut dire "superficiel" ?
Ce qui est superficiel, c'est ce qui ne concerne pas les sentiments et la destinée. Ce qui est superficiel, c'est l'esprit de sérieux.
Au plaisir de vous lire.
Votre verve vous honore.
Je me doute bien que ceux qui ont aimé Drive y ont vu d'autres choses que moi. En revanche, ces histoires de voyage, de passage, je saisis mal. Je trouve que l'univers du film est assez clos, replié sur Hollywood et sa mythologie. Alors d'accord, le Driver part à la fin, mais de là à parler de voyage ? On reste quand même dans une sorte de cocon flottant bien confortable.
Concernant cette histoire de superficialité, le terme n'est sans doute pas très heureux. Il faudrait plutôt dire que Refn est inconséquent et assez puérile. Le fait qu'il ne traite d'aucune réalité politique et sociale tangible ne suffit évidemment pas à rendre son film "superficiel". Ce qui me gêne, c'est la complaisance avec laquelle il alterne érotisme (certes chaste mais érotisme quand même) et extrême-violence. Il se donne beaucoup de mal pour nous faire prendre notre pied, mais pour ma part, les films de brute épaisse même quand c'est 'achement bien filmé, ça reste des films de brute.
On peut montrer les pires atrocités, mais encore faut-il être capable d'en proposer un traitement intéressant. Scorsese, Haneke, Tarantino, Cronenberg et bien d'autres proposent des visions singulières qui "posent problème", d'une manière ou d'une autre. Le bon vieux serpent de mer de "l'esthétisation de la violence", ils jouent avec, ils s'y confrontent et en sont pleinement conscients. Alors que Refn, donne l'impression de se contenter de déshumaniser ses héros pour en faire des automates, des joujoux bien pratiques afin de laisser librement cours à des fantasmes d'ultra-violence plutôt bas du front. Comparez Bronson et Orange Mécanique, puisque c'est sa référence absolue. Il y a quand même un monde. Bronson est le film d'un ado de 14 ans qui découvre Kubrick et se dit "ouah trop cool je vais faire pareil, la castagne au ralenti, trop la classe". Quand on voit ses films, on se dit qu'il a vraiment rien compris à Kubrick, c'est pas possible. Il lui manque, au moins, l'humour et l'ironie du maître qui portait un regard extrêmement noir et désabusé sur une certaine culture de la violence. Refn, lui, en fait son miel.
Toute sa démarche est résumée dans son affirmation poseuse : "L'art est un acte de violence". Moi, j'aurais envie de lui répondre : "oui, si ça te fait plaisir, et après ?".
effectivement le terme "superficiel" est péjoratif.Mais on ne peut que constater que le film reste à la surface,ce qui n'est pas un défaut en soi, largement compensé par un style cinématographique qui lui peut être pleinement considéré comme un reflet de son époque.Une époque qui met en avant une forme d'insouciance,de légèreté,de vitesse,de réactivité,de violence...A mon avis j'y vois l'avènement irresistible d'une pensée "geek".
La vie n'est qu'un farce et je suis passionné par ce qu'il y a de plus superficiel et essentiel : la conversation. :)
Je trouvais simplement que les conclusions apportées à cette analyse allaient un peu loin dans la gravité, en dehors du fait que l'analogie ne me paraissait pas pertinente.
Entre parenthèse, rien à voir mais tu es passé de postes doubles à postes quadruples !
@RaphaelClair Votre style n'est pas mal non plus !
En ce qui concerne l'idée de passage, je n'en démords pas. Il s'agit bien ici d'un poor lonesome cowboy qui arrive d'on ne sait où, qui emploie des méthodes personnelles (au bénéfice de la veuve et l'orphelin) et repart à nouveau seul (vers de nouvelles aventures ?)
Et comment ne pas penser au Samouraï de Melville ? (Je sais, ça fait juste 20 fois que je répète la même chose, mais bon). Il y a cette idée que le samouraï et/où le cowboy ne peuvent pas vivre autrement que seuls, parce que manifestement déjà trop (auto-) marginalisés, trop enfoncés dans la solitude. L'idée du retour impossible. C'est un peu la loi du genre, et c'est un film de genre. C'est précisément ici que trouve la double justification du mutisme et de la violence dans Drive. Le mutisme permet de faire passer la manifestation de haines rentrées, de vengeances ourdies et d'un passé que l'on imagine assez violent. Cette "retenue" qui a pour but de préserver la quasi veuve et le quasi orphelin et peut être -in fine- de vivre une histoire d'amour, "comme tout le monde", sera évidemment un échec et se matérialisera dans un déferlement de violence vengeresse, impossible à contenir. L'enfermant un peu plus dans la marginalisation. Et la mélancolie.
Il y a d'ailleurs un regard sur la violence chez Refn, contrairement à ce que vous dites. Un regard d'une tristesse sourde sur le déterminisme de cette violence chez le marginal.
Dans la scène de l’ascenseur, Irene est effrayée par la rage avec laquelle le Driver massacre son opposant. Lui de son côté prend conscience de façon plus acérée encore qu'il ne pourra "que" terminer sa "mission" vengeresse, préserver la "veuve", mais certainement pas en faire sa femme.
Cela étant, essentiellement, le Driver ne fait que se défendre et/ou n'est pas dans le "déchainement" attendu, notamment dans la scène du restaurant.
Donc oui, c'est un film de genre. Non il n'est pas superficiel. Et oui il est parfois maladroit et mièvre, mais tout de même vraiment pas mal !
Au plaisir de vous lire.