Gone Girl : David Fincher vient-il de signer sa première comédie ?
Gone Girl est le film le plus drôle de David Fincher. Ce n’était pas difficile, direz-vous peut-être, vu qu’il a jusqu'ici mis en scène un prédateur extraterrestre (Alien 3), un tueur en série torturant d'après les sept péchés capitaux (Seven) ou un groupe de fadas aimant se taper dessus (Fight Club). Ca n’avait pourtant rien d’évident, vu que le roman de Gillian Flynn, Les Apparences en français, est un thriller à la mécanique brillante et retorse, au point qu’on est heureux de voir son auteure préférer la vocation littéraire à la carrière criminelle. Alors d’où vient l’humour, noir, de Gone Girl ? Et si David Fincher avait toujours été un bout-en-train aux effets comiques précis, localisés, pervers, mais toujours épatants d’efficacité ?
L’héroïne de Gone Girl est fan de The Game. Ce n’est pas dit dans le film, mais c’est forcé : où trouverait-elle sinon l’inspiration pour sa chasse au trésor annuelle, celle censée raviver la flamme de son couple ? A chaque anniversaire de mariage, Amy Dunne (Rosamund Pike) organise un petit jeu de piste destiné à son mari Nick (Ben Affleck), comme Sean Penn le faisait avec son frère Michael Douglas dans The Game. Exactement pareil même, puisque pour la 5ème édition de sa course d’orientation, Amy disparaît, donnant ainsi des proportions nationales et collectives à son jeu. De la même manière que tout le monde était de connivence dans The Game, prêt à faire plonger Michael Douglas, tout le monde – médias, opinion publique, belle-famille, voisins – se met sur le dos de Nick, le négligent mari devenu un salaud au fil du temps, en le forçant à tout déballer de ses affres et de ses minables secrets, en le soupçonnant d'avoir fait de son épouse parfaite une fleur fanée avant de l'arracher. Le grand jeu du mariage se transforme en chemin de croix pour celui qui est obligé d’y participer, avec toutefois en perspective la possibilité de sortir de ses épreuves en étant devenu meilleur. Un chemin de croix avec des stations ludiques : pour préparer Nick à une interview capitale pour sa défense, son avocat et sa soeur lui lancent au visage un jelly bear pour chaque réponse insatisfaisante (et il finit par en gober un, comme une otarie à qui on lance un poisson). Michael Douglas traversait la même épreuve dans The Game, tout comme les victimes de Seven, même si pour elles il s'agissait d'envisager un accès au paradis plutôt qu'à une vie terrestre plus morale. Sur le plan dramatique, l’histoire de Gone Girl est donc du déjà-vu pour David Fincher et pour son public.
Amazing Amy is the New Tyler Durden
La suprême élégance du cinéaste américain fut d’en prendre acte et de ne pas le cacher. Celle de sa scénariste Gillian Flynn, l’auteure du roman, fut de garder en tête que le livre était un best-seller et que son intrigue à rebondissement pouvait être éventée. Nous étions donc en terrain connu, aussi bien pour l’un (variation sur le même thème, à laquelle s’ajoute l’opportunité de s’en donner à cœur joie avec les doubles et les faux-semblants) que pour l’autre : ne pas faire un pataquès des suprises du récit alors qu'elles n'en sont plus pour beaucoup de spectateurs qui sont aussi des lecteurs, jusque dans un centre de détention comme celui d'Orange is the New Black.
Fincher et Flynn ont opté pour le meilleur traitement possible : l’ironie, le grinçant, la farce, bref, l’humour. Cela implique une mise à distance – pas trop loin pour ne pas dégonfler les enjeux, pas trop près pour ne pas tomber dans la solennité – d'emblée revendiquée grâce à la petite mise en abyme du film à clé à l'intérieur du film à clé. L’enquêtrice sur la disparition d’Amy (Kim Dickens) est rapidement amenée à découvrir les indices laissés à Nick, pour la chasse au trésor ; indices qui, du fait de la disparition d’Amy, deviennent de véritables indices au sens policier du terme. C’est donc en toute décontraction que la femme flic annonce avoir trouvé l’indice numéro 1 de son enquête, en brandissant une petite enveloppe, laissée par Amy, sur laquelle est écrit... "indice numéro 1". Et "L’épatante Amy", ce double fictionnel de leur fille qu’ont créé les parents d’Amy pour en faire l’héroïne de leurs bouquins à succès, n’est-elle pas une nouvelle Tyler Durden (à la différence qu’elle représente le surmoi d'Amy, sa version sage et carrée, pas son ça) ? Le spectateur avance en terrain balisé et devient complice d’une histoire qui, malgré ses nombreuses chausse-trappes, ne se déroulera pas à ses dépens, ne l’écrasera pas, mais aura vocation à le faire glousser comme jamais il ne l'avait fait devant un Fincher. Jamais, vraiment ?
Et ils se marièrent et se re-marièrent
Evitons le syndrome Bruno Dumont qui sévit actuellement. Maintenant qu’il a réalisé avec brio P'tit Quiquin, une comédie volontairement absurde, les commentateurs de son œuvre cherchent en amont les indices de cet humour. En gros, ils sont tentés de tout réécrire en affirmant que les films de Dumont étaient en fait des comédies, sauf que nous ne le savions pas. Gone Girl est bien une comédie, une comédie particulière, mais une comédie tout de même : une comédie du remariage. C’est comme ça que le philosophe Stanley Cavell a caractérisé certains films de l’âge d’or hollywoodien, de Capra, Hawks ou Cukor, inventant un genre où il n’était plus question d’unir un homme et une femme, mais de les réunir après leur séparation. Gone Girl est la version noire de la comédie du remariage, comme s’il la trempait dans le pétrole où plongent les corps du générique de Millenium. Nick et Amy sont séparés, il faut les réunir. Que cela soit sur fond d’intrigue criminelle ne change rien : il formait un couple en crise, brisé pour de bon par le fait divers, et tout l’enjeu sera de reconstruire cette union. Avec ce qu’il faut de malice et de perversité de la part de chacun (malice qui, on le rappelle, ne se fait jamais aux dépens du public, toujours mis dans la position du complice de l’épouse – via les flashbacks notamment – ou du mari).
Il y a fort à parier que jamais vous n’aurez autant ri devant un Fincher. Ce dernier s’éclate à mettre en scène les chamailleries entre homme et femme (dans Gone Girl, la première joute entre Nick et sa sœur est parfaite), domaine dans lequel il a toujours excellé. La scène d’ouverture de Social Network est déjà une scène de ménage, close par ce scud balancé par l’éconduite à son ex, et qui dit en substance : «Tu vas passer ta vie à croire que les filles te fuient parce que tu es un nerd. C'est faux, elles te fuiront parce que tu es un connard». Social Network était d’ailleurs une sorte de comédie du remariage 2.0 à sa manière, puisque Zuckerberg y faisait des associations hommes-femmes (Facemash, son hot or not, superficiel d’accord, mais c’est un début), avant de finir le film en rafraichissant son profil Facebook pour voir si celle qu’il a aimée l’a enfin accepté comme ami. A bien y réfléchir, Fight Club faisait aussi dans le remariage, avec son couple dysfonctionnel formé durant les thérapies de groupes auxquelles chacun assiste abusivement, cherchant ensuite plus ou moins à se rabibocher. Le scénariste du film présente même Fight Club comme une "comédie romantique", basée sur une «relation malsaine aux yeux de n’importe qui, mais qui fonctionne pour les deux héros»...
Rétroactivement, tous les films de Fincher doivent-ils être appréhendés comme des comédies ? Devions-nous nous marrer comme des baleines devant la bête charcutant des détenus dans Alien 3 ou le sadique qui force un type à pénétrer une femme avec un couteau de chasse à la place du pénis dans Seven ?
C'est Bart Simpson le tueur dans Seven
Non, David Fincher n’avait pas ouvertement réalisé de comédie jusqu’ici. Avait-il pour autant rejeté toute forme d’humour ? Non, là encore. Sans compter House of Cards, il en a même fait une donnée croissante de son œuvre, toujours avec l’élégante discrétion qui caractérise son style (si dédoubler numériquement Armie Hammer pour qu’il joue les jumeaux Winklevoss, sans revendiquer le truc, n’est pas une blague à la Andy Kaufman, on ne sait pas ce que sait). Il y a un éclat de rire face à Seven, un seul mais il est précieux, au moment où la tension était à son comble. Les flics Brad Pitt et Morgan Freeman conduisent Kevin Spacey au cœur du désert, là où ce tueur veut les emmener. Le trio sort de la voiture. Quelque chose est allongé sur la route. Freeman s’en approche. Derrière son partenaire, Pitt maintient Spacey en respect et demande ce qu’est le machin étendu. «Un chien mort» répond Freeman. Et tous les regards, ceux des personnages, les nôtres, se tournent vers Spacey qui a déjà liquidé un paquet de personne, parce qu’on pense tous à la même chose : le chien, c’est lui aussi qui l'a tué. Sauf que Spacey a cette réplique, alors qu'on ne lui demande rien, simplement pour répondre aux regards braqués sur lui : «I didn’t do that».
Impossible de ne pas rire à ce moment là, encore moins si on se rappelle cet épisode de la saison 5 des Simpson, diffusé un an avant la sortie de Seven, dans laquelle Bart devient une star simplement en disant : «I didn’t do it».
John Doe est un serial killer, mais aussi un sale gosse (la tête dans la boîte, n’est-ce pas la version hard de ces têtes de clown qui surgissent des boîtes dont on remonte la manivelle ?), comme le sera ensuite Mark Zuckerberg, roi du stand up et de l’humour à froid, lui-même descendant du journaliste incarné par Robert Downey Jr. dans Zodiac, Robert le chouchou du public, surtout quand il parle pour lui (rappellons-nous cette scène dans un bar où il finit par demander à Jake Gyllenhaal ce qu’il boit, en lâchant «on ne peut pas ignorer ÇA plus longtemps», le "ÇA" étant cet énorme cocktail fluorescent que nous avons à l’écran depuis le début et qui focalise notre attention).
The Big Zuckerberg
Mark descendant de Robert, mais plus fort. Il déambule en peignoir comme le Dude de The Big Lebowski ; il s’étonne de sa punition après avoir fait sauter le serveur de son université («Bon sang, personne n’a le sens de l’humour ?») ; il ressemble à un vrai clown lorsqu’il balance une bière, puis deux, à une jeune femme n’ayant aucun réflexe ni la première fois et encore moins la seconde (effet qui repose une fois de plus sur un trucage génial et invisible plaçant le spectateur au cœur de la scène) ; il choisit ses codeurs en les mettant à l'épreuve de l'alcool, et il attend à peine que les présentations soient finies pour charrier les jumeaux Winkelwoss («Vous êtes de la même famille ?»).
Tout en restant sérieux comme un pape, car l’humour est une affaire sérieuse pour Fincher. C’est flagrant dans Social Network – un film avec le chanteur Justin Timberlake dans le rôle du fondateur de Napster, l'ennemi des artistes musicaux ; humour toujours – où Eduardo (Andrew Garfield) a des problèmes parce qu’il a nourri un poulet avec du poulet ce qui, dans un contexte où la blague constitue le premier des rites initiatiques (pour intégrer sa fraternité, il a dû répondre à des questions sur l’histoire de sa fac avec son pantalon sur les chevilles, dans la nuit et la neige), est à la fois dramatique et drôle. Humour et brutalité sont souvent liés chez Fincher, comme s’il ne pouvait concevoir le rire, même bref, sans une forme de douleur. Fight Club est le plus représentatif de cet état d’esprit. Le film fait même un grand écart entre les époques et les gags. Il y a le détournement de l’arroseur arrosé, la toute première grande blague de l’histoire du cinéma, quand un type pointe son jet d’eau sur un prêtre, et recommence, jusqu’à ce que l’homme d’église en vienne à le frapper. D’après la légende, le bref sursaut de la caméra à ce moment-là serait d'ailleurs dû à l’impossibilité pour le caméraman de contenir son rire nerveux devant cette scène...
Il y a l’air ahuri d’Edward Norton face à son animal-totem, le pingouin qui l'invite à glisser sur le ventre dans sa caverne de glace, sans que l’on sache si nous sommes dans Batman, le défi ou dans Mary Poppins.
Il y a aussi les fausses consignes de sauvetage que Tyler et ses hommes veulent laisser dans les avions, des dessins de Joan Cornella avant-l’heure, enfantins dans leurs traits et colorés, mais horribles. Et drôles pour les complices que nous sommes de ce méfait.
Fincher, nouveau roi du LOL ?
Parlant de planches dessinées, il y a un chat dans Gone Girl, bien dodu, bien roux, mais qui pourtant n’est pas Garfield. Ou alors un Garfield sans parole. Il est le témoin muet et doux de tout le chambardement qui s’opère dans la maison de Nick et Amy, l'équivalent du cocktail que boit Jake Gyllenhaal dans Zodiac, du verre de lait de Soupçons d’Hitchcock : le truc que personne ne peut louper à l'image, alors qu’il ne joue pas forcément un rôle. Sauf celui d’adoucir la situation, puisque nous ne sommes pas les seuls à penser à lui. «Tu sais où sont les croquettes ?» demande l’enquêtrice à un collègue. «Il faut bien le nourrir ce chat» s'inquiète-t-elle en plein milieu d'une fouille. Ce chat gentil et stable ? «Vous ne l’avez pas rencontré !» plaisantait Tyler Perry à la conférence de presse du film au Festival de New-York (Tyler Perry en avocat, as du barreau et des médias, et Neil Patrick Harris de How I Met Your Mother en inquiétant stalker, si ça c’est pas un signe de comédie là encore...). Ce chat, c’est parce qu’il est dehors alors qu’il ne devrait pas l'être, que Nick regagne son domicile en urgence et découvre l’absence de sa femme. Une femme a disparu, un chat est apparu. Et le fait qu’on puisse presque croire un instant que l’une s’est transformée en l’autre, comme La Féline, en gardant sa dualité (souvenez-vous : «Le chat, équilibré ?! Vous ne l’avez pas rencontré !»), constitue aussi une bonne blague. Fincher n’a pas seulement la possibilité de devenir le roi du LOL. Il peut devenir le roi du LOL Cat.
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IMtheRookie9 octobre 2014 Voir la discussion...
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ChrisBeney9 octobre 2014 Voir la discussion...
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Fredho9 octobre 2014 Voir la discussion...
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Fujee10 octobre 2014 Voir la discussion...
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IMtheRookie10 octobre 2014 Voir la discussion...
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alexandremathis10 octobre 2014 Voir la discussion...
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Fujee10 octobre 2014 Voir la discussion...
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Jud10 octobre 2014 Voir la discussion...
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IMtheRookie10 octobre 2014 Voir la discussion...
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ChrisBeney11 octobre 2014 Voir la discussion...