Carnage de Polanski : un film est-il fait pour être vu ou décortiqué ?
On prend un certain plaisir devant Carnage, le nouveau film de Roman Polanski, mais il est difficile de s'empêcher d'analyser chacun des détails de la mise en scène du cinéaste. Alors : un film est-il fait pour être vu ou décortiqué ?
A la vision de Carnage, nouveau film de Roman Polanski, s'invite un vieux souvenir. Dans les premières pages d'un livre consacré à l'analyse filmique, peut-être était-ce le « Précis » d'Anne Goliot-Lété et Francis Vanoye, se trouvait un curieux schéma. Sur cette page étaient inscrites les différences fondamentales entre l'analyste et le « simple » spectateur de cinéma. Admettons que celui qui analyse un film porte un regard différent, à la fois plus attentif et plus sélectif que celui qui n'y recherche rien d'autre qu'un divertissement. La description comportait toutefois une affirmation malvenue : l'exercice de l'analyste était résumé à un « travail » là où le spectateur lambda gardait le monopole du « plaisir ». Mince alors, l'analyse des plans et séquences ne serait-elle jamais distrayante ? Le spectateur aimant à deviner les intentions du réalisateur, à percer les secrets de ses images, se couperait-il de tout plaisir inhérent au spectacle ? Impossible de ne pas tiquer face à cette segmentation. Heureusement, nombre de films la rendent caduque, faisant naturellement cohabiter un plaisir instinctif et celui tout aussi précieux d'une mise en scène limpide et raffinée. Carnage fait parti de ceux-là.
Assurer le service maximum
Durant les quatre-vingts minutes que dure le huis-clos orchestré par Roman Polanski, s'agitent quelques uns des acteurs les plus en vue d'Hollywood : l'Oscar-winner Kate Winslet, l'increvable Jodie Foster, la nouvelle coqueluche Christoph Waltz et John C. Reilly, qui prend un plaisir communicatif à naviguer entre drames rugueux et comédies potaches depuis Ricky Bobby, en 2006. La raison du remue-ménage(s) ? Leurs fils respectifs s'étant battus, les parents s'engagent à résoudre le conflit de manière civilisée. Le scénario s'évertue, en temps réel et pas à pas, à dévoiler les traits de personnalités cachés et les vices intrinsèques du quatuor. La gradation vers la catastrophe est à la fois régie par les caractères antinomiques des personnages mais tout autant par l'incursion bienheureuse d'une bouteille de whisky comme stimulus déclencheur des coups les plus bas.
Les raisons de la colère extrait de Carnage
Pour adapter cette histoire d'abord écrite pour la scène par Yasmina Reza, certains réalisateurs se seraient contentés du service minimum : agencer une dynamique de découpage et de déplacements suffisante pour éviter le piège du théâtre filmé. Il ne faut pas plus de quelques plans pour comprendre que Roman Polanski s'est aisément acquitté de cette tâche. Trop généreux pour s'arrêter en si bon chemin, il choisit d'assurer le « service maximum ». Bien avant que le tapage ne soit à son comble, Polanski impose à l'image les marques des dysfonctionnements à venir de ses deux couples survoltés. A l'avant-plan, ce sont donc quatre adultes qui en viennent petit à petit à s'écharper, pour un jeu de massacre assez amusant. A l'arrière-plan, le cinéaste distille secrets et symboles masqués qui parviennent à enrichir son récit premier. Que regarder ? Le choix s'offre au spectateur?
« Je vais te faire la tête au rectangle ! »
L'essentiel de la querelle qui oppose les Longstreet et les Cowan se déroule autour d'une table basse, disposée sur un tapis central. Celui-ci dessine de multiples rectangles et carrés. Au risque de faire flirter l'analyse avec la surinterprétation, il est possible d'y déceler la représentation de l'apparence ordonnée que les personnages cherchent à imposer aux yeux de leurs adversaires du jour ; qu'il s'agisse du couple ennemi ou de leurs conjoints. Dans le même espace mais à l'arrière-plan, des tableaux ont la bonne idée de renforcer cette métaphore filée et filmique encore en friche. Les cadres répètent peu ou prou les motifs du tapis. Il s'agit en réalité de plusieurs petites nappes, tibétaines ou népalaises, encadrées puis exposées sur le mur du fond. Les rectangles concentriques renforcent le sentiment d'y voir se refléter les personnalités rivales et néanmoins comparables des propriétaires et de leurs invités, cette fois-ci littéralement lisibles en « toile de fond ». Sans surprise, ces objets au mur sont au nombre de quatre. Pour prolonger cette figuration des esprits contraires qui se livrent bataille, Polanski ne manque pas non plus de s'attarder sur une peinture dans l'entrée (des carrés aux lignes horizontales et verticales qui s'affrontent) puis sur une dernière, cette fois-ci accrochée dans le couloir. Le cinéaste la dévoile aux spectateurs lorsque les Cowan investissent la salle de bain de leurs hôtes. Il s'agit d'une multitude de blocs, de taille égale mais aux coloris infiniment variés. La perspective de voir cette pièce murale comme un écrin pour les multiples personnalités des quatre personnage donne plus que jamais le vertige. Combien de « Messieurs Hyde » se cachent en eux ?
Réunion et déposition extrait de Carnage
Toutes ces lignes tracées sur le tapis, les tableaux ou les nappes décrivent une certaine ordonnance, mais les différentes strates, les différentes couches annoncent bien autre chose. Ce sont les niveaux, les étapes par lesquelles chacun des personnages passera au cours de la soirée. L'affiche française du film reprend d'ailleurs cette idée puisqu'elle forme un tableau à double entrée : l'axe des ordonnées est celui des personnages quand l'axe des abscisses évoque la progression du calme vers la colère qui envahira in fine chacun d'eux. L'explosion verra notamment Nancy Cowan (Kate Winslet) contrecarrer Penelope Longstreet (Jodie Foster) avec un cinglant : « Je me torche avec tes droits de l'Homme ! ». Ce qui n'est pas rien ; mais si Nancy avait eu la répartie de Sarah Marshall, personnage éponyme du film de Nicholas Stoller, Sans Sarah rien ne va !, elle aurait pu ajouter à son avalanche d'insultes quelque chose comme : « Tu exposes des broderies népalaises, tu écris sur le Darfour, tu te passionnes pour l'art autrichien, mais ça ne fait pas de toi une citoyenne du monde, non, ça fait de toi une sale hypocrite ! ».
Le grand déballage final explicite une impression jusqu'alors disséminée symboliquement : les Longstreet et les Cowan sont comparables aux personnages des oeuvres d'Oskar Kokoschka et de Francis Bacon que Penelope chérit tant, ces autres figures troubles, aux contours changeants et inquiétants. Sous la surface, rien n'est lisse.
Citoyen du Monde ? extrait de Sans Sarah rien ne va !
Circulez, y'a tout à voir?
Dans Carnage, les secrets cachés à l'image ne sont pas seulement des symboles : ils prennent aussi la forme de détails à interpréter. Le spectateur a le choix de garder son regard droit dans l'axe ou de balayer l'écran de bas en haut, de gauche à droite pour ne rien perdre du spectacle. Le plan final du film notamment - dont il serait regrettable de révéler la teneur - fonctionne sur ce principe. Il est à rapprocher de celui qui referme Caché de Michael Haneke, long-métrage qui tel que l'indique son titre recèle de secrets disposés aux quatre coins de ses cadres. Le tout dernier, donc, est un plan large sur une sortie d'école. En bas à droite de l'image, deux personnages-clés du récit discutent alors qu'ils n'étaient pas censés être en contact. L'une des nombreuses hypothèses étayées lors de la sortie du film en 2005 fut qu'ils symbolisaient l'entente retrouvée de deux nations : la France et l'Algérie. Les considérations politiques en moins, Polanski clôt toutefois son film par un jeu de cache-cache analogue, du moins formellement.
Carnage s'inscrit dès lors, plus que jamais, dans une longue tradition de « films à secrets ». Toujours au regard des déplacements et des actions d'enfants, comme chez Polanski et chez Haneke, le suédois Ruben Östlund titille lui aussi l'attention de celui qui scrute ses images. Son dernier film en date, Play (2011) s'avère, ne serait-ce que pour cela, parfaitement envoûtant ; ce qui rend sa sortie dans les salles françaises d'autant plus attendue. Possible aussi de penser à Conte d'hiver (Eric Rohmer, 1991) dans lequel l'hésitation amoureuse de l'héroïne entre raison et passion se cristallise à l'écran par diverses inscriptions : une publicité « mesurez votre intelligence », un panneau « rue Casse-Cou », etc. Enfin, dans un registre peut-être plus ludique encore, les gialli de Dario Argento reposent sur quelques visions mystérieuses, sur des détails essentiels que le protagoniste comme le spectateur ont enregistré sans les voir, et qu'il leur faudra retrouver en assemblant les pièces d'un puzzle. Dans Les Frissons de l'angoisse, par exemple, Argento livre la clé assez tôt : il s'agit d'un reflet dans un tableau. Ici, le désir de décortiquer l'image est fort mais illusoire : parce que l'élément perturbateur reste impossible à repérer au premier visionnage, le suspense est maintenu jusqu'au terme du récit. En fin de course, Argento autorise un second regard, guidé et ralenti, sur le reflet.
Le visage de l'assassin extrait de Les Frissons de l'angoisse
Un reflet, un tableau : comme dans Carnage, c'est le cadre qui est capital. Pour cette raison, personne ne saurait s'étonner lorsque le réalisateur Richard Kelly (Donnie Darko, The Box), sortant d'une projection du film de Polanski, déclare sur Twitter : « Carnage est un chef d'oeuvre pour sa scénographie, ses cadrages et son montage. Brooklyn en images de synthèse ! ». Absolument... plutôt que de louer le jeu des acteurs ou le récit de Reza, Richard Kelly préfère regarder par la fenêtre et s'enthousiasme à la vision d'un Brooklyn artificiel. Aucun doute, il est de ceux qui aiment à « scanner » et disséquer l'écran plutôt que de se laisser submerger par toutes ses composantes.
Malgré tous les efforts déployés par les quatre comédiens, malgré quelques répliques qui tonnent comme peu d'autres, c'est Roman Polanski qui parvient une fois encore à tirer son épingle du jeu, par les mystères et symboles qui ornent discrètement ses cadres.
Images : © Sony Pictures Classics