Rencontre avec Bertrand Bonello

Nocturama : « Le terrorisme est phagocyté par Daech, je parle plutôt d'insurrection »

Rencontre | Par Chris Beney | Le 31 août 2016 à 15h20

Bertrand Bonello pèse ses mots et les choisit avec précaution. A raison. Sur Nocturama pèsent des soupçons d'opportunisme ou d'indécence, compte-tenu de sa proximité thématique, géographique et temporelle avec les attentats perprétrés à Paris en novembre 2015. A tort. Ecrit bien avant ces événements, le film n'entretient qu'un lointain écho avec eux et encore, davantage parce qu'il est un film d'actualité que parce qu'il met en scène des poseurs de bombes. Il soulève surtout de nombreuses questions, questions auxquelles le réalisateur de Saint Laurent et de L'Apollonide répond lui-même, évoquant les difficultés à mettre en scène une ville de Paris vidée de ses habitants, ce que revêt pour lui le terme de « terroriste », et son travail avec des comédiens débutants pour la plupart. 

Pourquoi cette histoire devait-elle se dérouler à Paris et pas ailleurs ?
C’est la ville dans laquelle je vis et c’est celle où j’ai écrit cette histoire. Et comme le film mélange ultra-réalisme et abstraction, la partie réaliste se devait d’être la plus précise possible. Je recherchais un ultra-réalisme géographique, et pas une ville abstraite, quelque part… Je trouve Paris à la fois passionnante et difficile. Difficile à filmer. C’était un de mes challenges pendant la préparation: me demander comment filmer Paris, me poser des questions sur la manière de rendre compte des lieux que je connais, sur la différence entre l’œil et la caméra.

Quelles difficultés Paris peut-elle poser à un cinéaste ?
Des difficultés purement esthétiques. Paris est une ville magnifique quand on y marche, mais dès qu’on commence à la cadrer, on voit beaucoup de gris, tout est assez tordu… Ce n’est pas comme New York, où les grandes lignes droites dominent, où on voit le ciel. Paris est en plus une ville abîmée par la signalétique, les panneaux, les travaux, les poubelles vertes. J’ai voulu embellir la ville mais aussi assumer ces éléments assez agressifs, ce réel. Et le métro parisien, qui occupe une vraie place dans le film, est un métro très riche, riche d’ambiances différentes, de gens différents selon les quartiers. Je tenais à ce qu’on le sente à l’écran.

Votre ville semble plus dépeuplée qu’elle ne l’est en réalité.
Elle n’est vraiment dépeuplée qu’après les explosions. Ce n’était pas facile à obtenir. Il a fallu tourner dans la nuit du 14 au 15 août, quand Paris était déjà assez vide. Concernant le début du film, dans le métro, nous avons tourné de manière quasi documentaire. Il a fallu libérer des espaces pour les comédiens donc, évidemment, ça fait moins compacté que dans la réalité. Mais il faut bien s’arranger : si on tourne à 11h du matin la scène où un personnage sort au métro Louvre-Rivoli, on ne voit même pas le personnage tellement il y a de monde autour. Alors on tourne à 7h. On s’arrange comme ça. 

« Je dirais quand même que les maisons closes étaient plus fréquentables que les grands magasins » 

 

Comme dans L’Apollonide, on retrouve un lieu bunkerisé dans lequel des gens trompent leur anxiété à l’égard du chaos extérieur. Quels liens faites-vous entre ces deux espaces ?
Ce sont deux lieux vraiment clos, qui n’ont même pas de fenêtres, chacun pour des raisons précises, donc entièrement coupés de la réalité et du monde extérieur. L’Apollonide et Nocturama sont des films de groupes où les personnages sont obligés, pour des raisons très différentes, de cohabiter, de créer une micro-société et de s’inventer une manière de vivre. Après, la maison close est vraiment une prison, alors que les personnages de Nocturama sont maîtres de leur destin.

Plus généralement, considérez-vous le grand magasin du début du 21ème siècle comme un équivalent possible de la maison close du début du 20ème ?
En termes de consommation ? On entre sur un terrain délicat… C’est très compliqué de parler des maisons closes en 1900, parce qu’elles avaient un rôle et que le monde était différent… Allez, je me lance : je dirais quand même que les maisons closes étaient plus fréquentables que les grands magasins. 

Pour Saint Laurent, il avait fallu créer des vêtements à partir du travail de Saint Laurent. Est-ce que ça a été la même chose avec tout ce qu’on voit dans les rayons du grand magasin ? Est-ce que ce sont des objets créés pour le film ou de vrais articles en vente ?
Ce qu’on a recréé, c’est le grand magasin, c’est-à-dire toute l’atmosphère. Nous avons tourné à la Samaritaine qui est maintenant un bâtiment vide. Toutes les marques présentes dans le grand magasin nous ont donné leur accord et nous ont prêté des choses. Et elles l’ont fait en toute connaissance de cause, en ayant eu le synopsis.

 

Qu’est-ce qui vous a décidé à donner un rôle à la statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides ?
Parmi les symboles que ces jeunes attaquent, je cherchais une image forte. Jeanne, c’est une icône de la république française, devenue une égérie de l’extrême-droite. Ca me semble une image parfaite pour que ces jeunes puissent exprimer quelque chose. Après, on ne fabrique pas que des images, on essaie aussi de fabriquer des scènes : c’est le champ-contrechamp entre la jeune fille maghrébine et cette statue qui fait que ça devient du cinéma. 

Comment se sont passées les négociations avec la ville de Paris pour tourner un film qui met en scène des attaques apparentées à du terrorisme ? 
Je ne m’occupe pas trop de ça. Ce que nous avons demandé, c’est l’autorisation de mettre une nacelle près de la statue, un personnage et que ce personnage nettoie la statue. Evidemment, on ne l’a pas brûlée sur place. Tout s’est fait en post-production. On a reproduit une statue qu’on a brûlée, puis on a collé les deux images.

Le souvenir d’Elephant vient parfois à l’esprit devant Nocturama. Avant le tournage de ce film, Gus Van Sant a longuement interviewé ses acteurs adolescents pour alimenter son film. Avez-vous procédé de la même manière ?
Non. Quand le casting a commencé, le scénario était déjà très écrit. Ca ne m’a pas empêché, en revanche, de beaucoup les interroger mais c’était pour savoir s’ils m’intéressaient en tant que personnes, si je pouvais passer du temps avec eux, les filmer. Nous avons beaucoup parlé, parce que je les emmenais dans un projet qui n’était pas anodin et que je tenais à ce qu’on soit tous d’accord sur le film que nous allions faire. Mais leurs réponses n’ont pas été intégrées au script, je ne m’en suis pas servi comme matière documentaire.

Considérez-vous vos personnages comme des terroristes ?
Le mot « terrorisme » est maintenant phagocyté par l’Etat Islamique, par Daech. Je n’utilise plus ce mot et pas concernant mon film. Je parle plutôt d’insurrection. Je vois les personnages davantage comme des insurgés que comme des terroristes. 

Les personnages de Nocturama écoutent Willow Smith ou Chief Keef, mais aussi My Way et le thème d’Amicalement vôtre, qui sont plus anachroniques. Pourquoi avoir donné autant d’importance à ces deux morceaux qui sont les moins actuels et les moins liés à la jeune génération que vous mettez en scène ?
Je dois avouer que, même si je mets le film au niveau de ses jeunes personnages, les choix musicaux sont guidés par mes idées, mes goûts, mon désir de provoquer telle ou telle émotion, à tel ou tel moment. Je ne voulais pas des morceaux électro à la mode ou des tubes hip hop du moment. Comme le film s’enfonce progressivement dans une forme de fantasmagorie, je me suis permis des écarts d’époque, à la manière de L’Apollonide. J’ai quand même été surpris de constater que les acteurs écoutaient très peu de musiques modernes, mais beaucoup de chansons françaises : Brel, Ferré, du hip hop du début des années 1990. Je m’attendais à ce qu’il me fasse découvrir des choses. Ce ne fut pas le cas. Mais il ne faut pas généraliser, c’étaient leurs goûts à eux.

Le grand magasin sert de terrain de jeu à vos personnages. Avez-vous laissé aux comédiens une part d’improvisation, la possibilité d’investir l’espace comme ils l’auraient fait, instinctivement ?
Je suis contre l’improvisation. Ca peut sembler charmant l’improvisation, mais pour qu’un comédien improvise, il faut qu’il soit vraiment génial. Sur Nocturama, les comédiens sont des débutants. Je passe six mois ou un an à écrire un scénario. Décider vers quels objets les personnages doivent aller en premier, ça m’a pris beaucoup de temps et j’ai remarqué que c’était rarement ma première idée qui était la bonne, que ce n’était pas forcément la plus prometteuse qui était la bonne. Ce serait étonnant que quelqu’un sur le plateau, en trois minutes, ait une meilleure idée. Et même si l’idée en question peut paraître séduisante, il faut ensuite réussir à l’inscrire dans un récit.

« Ceux qui l’ont vu remettent le film à son endroit : très loin de ce que nous avons vécu en 2015 » 

 

Comment Luis Rego s’est-il retrouvé dans la peau du SDF du film ?
C’est presque un hasard. La personne qui s’occupe du casting a une assistante et cette assistante est la fille de Luis Rego. Un soir, en dînant avec son père, elle l’a pris en photo et elle me l’a montrée. Immédiatement, je n’ai pas pensé à Luis Rego, mais à l’homme que j’avais devant les yeux et que j’ai trouvé émouvant, bouleversant… C’est toujours plus difficile de caster des gens pour des rôles qui ont peu de scènes. Il faut qu’immédiatement, leur manière de marcher et de parler, leur visage, racontent tout ce que les scènes n’ont pas le temps de prendre en charge.

Pourquoi avoir donné à l’assaut de la police des allures de cauchemar ?
Nous sommes quasiment tout le temps avec les jeunes donc quand le GIGN intervient, nous restons avec eux. Et eux voient les policiers arriver comme des ombres, à cause de leurs tenues, de la distance qui les sépare d'eux. C’est terrorisant. Si nous avions des plans avec 2 ou 3 personnes du GIGN donnant leurs ordres, nous aurions été dans un tout autre rapport.  

Quelle réaction attendez-vous de la part du public ? Vous accompagnez beaucoup le film en salles, avec des rencontres, des débats.
J’accompagne ce film davantage que les précédents, oui. Ca se passe bien. J’ai davantage de problèmes avec les gens qui n’ont pas vu le film qu’avec les gens qui ont vu le film. Ceux qui ne l’ont pas vu s’en fabriquent une image, en voyant passer les mots « terrorisme », « attentat », « explosion ». Ceux qui l’ont vu remettent le film à son endroit : très loin de ce que nous avons vécu en 2015.

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10 commentaires
  • TaoChess
    commentaire modéré Je trouve que Bonello parle beaucoup sur son film, comme si il manquait quelque chose à ce dernier... Les questions sont belles mais je suis un déçue par la réponse sur le GIGN. Est-ce que Bonello a vraiment compris le dernier plan de son film ou est-ce qu'il ne veut pas se poser la question de la justice ?
    31 août 2016 Voir la discussion...
  • TaoChess
    commentaire modéré un peu*
    31 août 2016 Voir la discussion...
  • CYHSY
    commentaire modéré J'ai de plus en plus envie de voir ce film. Et pourquoi "Nocturama" ? Un lien avec le "Glamorama" de Bret Easton Ellis ? Ce serait raccord.
    31 août 2016 Voir la discussion...
  • TaoChess
    commentaire modéré @CYHSY Il me semble que c'est tout à fait ça. Je ne sais plus si il l'a écrit ou s'il l'a dit à l'avant-première.
    31 août 2016 Voir la discussion...
  • IMtheRookie
    commentaire modéré «Pendant la post production, le titre Paris est une fête a pris un tout autre sens et il fallait évidemment en changer, je me suis alors tourné naturellement vers la musique. Nocturama est le titre d’un album de Nick Cave. J’aimais l’idée de cet hybride entre le latin et le grec qui voudrait dire vision de nuit, je lui ai demandé l’autorisation. Il a accepté, et m’a expliqué qu’en fait le mot désignait dans un zoo la zone créée spécifiquement pour les animaux nocturnes. Ça m’allait très bien. Nocturama renvoie aussi à l’idée de cauchemar.»
    1 septembre 2016 Voir la discussion...
  • ChrisBeney
    commentaire modéré @IMtheRookie Tu m'as précédé. Mais @CYHSY a raison d'une certaine manière, il y a des points communs entre "Glamorama" et "Nocturama" (Libération l'a bien relevé d'ailleurs)
    1 septembre 2016 Voir la discussion...
  • TaoChess
    commentaire modéré http://urlalacon.com/N8945x
    2 septembre 2016 Voir la discussion...
  • bredele
    commentaire modéré J'ai une question : Hamza Meziani nous offre une interprétation extraordinaire de My Way, moment hors du temps. Etait-ce la version de Liza Minelli ?
    5 septembre 2016 Voir la discussion...
  • Fildevo
    commentaire modéré @bredele non, c'est celle de Shirley Bassey (https://www.youtube.com/watch?v=61iM5dqoO-E)
    6 septembre 2016 Voir la discussion...
  • bredele
    commentaire modéré @Fildevo merci beaucoup.
    6 septembre 2016 Voir la discussion...
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