Avec Nocturama et Divines, il est venu le temps des barricades
Ce sont deux films en contact avec l’actualité française, chacun à leur manière. L’un l'a précèdé, l’autre la suit, mais tous deux mettent en avant une même figure : l’insurgé, celui ou celle qui ne veut pas de la vie qu’on lui impose et qui va le faire savoir, avec plus ou moins de violence. Portés par des castings inédits et menés par des cinéastes confiants dans le pouvoir de la fiction, Nocturama et Divines sont des films de révolte, mais de révolte contre quoi ?
Il serait exagéré de parler de révolution. Tout juste peut-on utiliser le mot « révolte », mais ça suffira. Nocturama et Divines n’ont pas uniquement en commun leur date de sortie : ils respirent l’air du temps. Pas parce qu’ils obéissent à la mode du moment (et même quand ils le font, comme Divines avec son générique en story Snapchat, ils le font de manière fûtée), non, mais parce qu’ils se servent de la fiction pure comme d’un moyen d'exorciser la réalité. La tragédie retrouve avec eux sa fonction cathartique, une valeur primordiale qui n'a pas cours dans le cinéma français, si l'on en croit Bertrand Bonello : « Dans la fiction, on ne touche pas à Paris. C’est là où Français et Américains sont différents. Aux Etats-Unis, quand New York est touchée dans la réalité, il faut tout de suite refaire des films où New York explose, pour expurger. Le passage par la fiction sert à exulter. En France, c’est différent, historiquement. Il faut 40 ans pour qu’on aborde la Guerre d’Algérie alors que les Américains n’attendent même pas la fin du Vietnam pour en faire un film. Le rapport entre réalité et fiction est plus délicat chez nous que dans certains pays étrangers ou même chez les Grecs anciens qui utilisaient vraiment la fiction de cette manière là, pour cette raison là ». Catharsis avec Nocturama, sublimation avec Divines : « Pendant les émeutes de 2005, j’avais envie de brûler des poubelles moi aussi. Je me suis demandé ensuite pourquoi je ne l’avais pas fait et c’est là que je me suis posé cette question : comment naissent les monstres en nous ? ». Houda Benyamina a réalisé un long-métrage plutôt que de brûler des poubelles. La réponse qu’elle apporte à sa propre question n’en vexera pas moins celles et ceux qui croient dur comme fer en la capacité de notre République à protéger ses citoyens, moins de la criminalité que de la course généralisée aux profits.
Malaises dans la société
Bonello comme Benyamina mettent en scène - très différement - des figures criminelles, mais davantage comme des personnages tragiques que comme des bourreaux. Parce que, depuis Scarface de Hawks au moins, c’est ce que la fiction produit de plus précis pour incarner l’échec d’une société asservie par le capitalisme. « Le mot « terrorisme » est maintenant phagocyté par l’Etat Islamique, par Daech. Je n’utilise plus ce mot et pas concernant mon film. Je parle plutôt d’insurrection. Je vois les personnages davantage comme des insurrectionnels que comme des terroristes ». Bertrand Bonello a raison d’être précis dans ses mots, surtout pour ceux qui n’ont pas encore vu Nocturama. Les autres savent déjà qu’il n’est pas question des attentats de 2015 à Paris, que le film ne s'en inspire aucunement vu qu'il a été écrit bien avant. D’où le choix de Bonello de créer un groupe hétérogène de personnages : « Actuellement, il y a un malaise beaucoup plus général et beaucoup plus compliqué. Je trouvais trop réducteur, trop simple, de le rationnaliser de manière à ce que le spectateur se dise « c’est un Arabe ou c’est un anarchiste anticapitaliste donc il fait ça pour ça ». L’étouffement d’aujourd’hui est plus ambigu, plus complexe, plus difficile à décrypter ».
De quel malaise parle-t-on ? De l’incapacité de la République à protéger ses citoyens des excès de la société de consommation. De la maison close au grand magasin de luxe, il n’y a qu’un pas. On comprend pourquoi le personnage de Céline Sallette, transporté de nos jours, tapine dans la rue et plus dans un bordel, comme on le voit à la fin de L’Apollonide : les objets ont pris sa place à l'intérieur, c’est eux que l’on consomme désormais, sauf qu’ils n’ont rien d’inoffensif, comme le suggère cette kalachnikov dorée transformée en pied de lampe, mise en valeur dans Nocturama : « Elle a été dessinée par Philippe Starck, précise Bertrand Bonello. Il y a un plan dont la composition fait que cet objet devient central et c’est vrai que c’est étrange… C’est étrange et en même temps c’est une lampe très chic, que l’on trouve dans les magasins de luxe ». C’est toute la violence sociale possiblement mise en œuvre pour produire cette lampe qui est un ennemi dans Nocturama. Sauf qu’en jouant les antidotes, les violents rebelles ne parviennent qu’à la renforcer et à la conforter. Ils ne peuvent vivre en dehors de la sphère de consommation et n’hésitent d'ailleurs pas à profiter de ses largesses.
Benêts de bain
Une même scène ou presque : dans Nocturama, un jeune homme se fait couler un bain moussant au rayon salle de bain et sirote un verre ; dans Divines, une jeune fille prend un bain de billets de banque. Deux réflexes « Tonymontanesque », le premier au corps défendant du personnage ; le second, revendiqué. « L’image qui vient quand on parle de consommation, c’est celle d’une piscine fissurée que l’on passe son temps à remplir mais qui fuit tout le temps » raconte Déborah Lukumuena, l’interprète de Maimouna dans Divines. Ces deux baignoires ne fuient pas mais la vanité est bien là : celle de posséder, tout en ayant la conviction d’être condamné à l’insatisfaction perpétuelle. Surtout que, Divines le rappelle brillamment, les rêves ne sont pas proportionnels à la condition du rêveur. Dounia le balance à la figure de sa prof à la fin d’un jeu de rôle qui tourne mal : ce n’est pas parce qu’elle survit dans un camp de Roms qu’elle se contente de rêver de devenir hôtesse d’accueil. Ce n'est pas parce qu'elle n'a pas de pain qu'elle ne veut pas de la brioche. Elle veut la même chose que d’autres, mieux lotis qu’elle : la belle bagnole, le cash et Pattaya ; un bonheur uniquement conditionné par la possession (pas par l'amitié, que Divines érige pourtant en valeur cardinale) puisque c’est cette idée que le système fait germer dans les têtes et contre laquelle les personnages de Nocturama se soulèvent.
A ce sujet, il y a un signe qui ne trompe pas : il suffit de voir comment réagissent les personnages livrés à eux-mêmes dans une grande surface. Abondance, chant et danse dans Nocturama comme dans Divines. Le magasin devient un terrain de jeu et une scène de spectacle, mais surtout, on s’y sert à volonté, quitte à délaisser aussi vite que l’on prend. Or le vrai luxe n’est pas de piocher, mais de snober, de faire comme si l’abondance de biens faisait littéralement partie du décor et n’avait pas plus de réalité qu’une toile peinte. La comédie française l’a déjà dit, notamment Tout ce qui brille – auquel Divines semble devoir beaucoup, mine de rien – quand les deux héroïnes se retrouvaient dans une soirée très tendance organisée dans un Franprix, et que tout le monde se comportait comme s’il s’agissait du vernissage d’une expo. Même dans la position équivalente à celle du client avec une carte Gold illimitée, les personnages de Bonello et Benyamina trahissent leur condition. Pire, leur solidarité s'effrite, comme l'illustre l'éclatement par le montage que prône progressivement Nocturama.
Résignation politique, espoir cinématographique
« Je ne suis pas une réalisatrice à message. Je veux questionner par l’émotion » revendique Houda Benyamina. C’est cette volonté commune à Nocturama et Divines qui les dispense d’être de simples tracts anarchistes ou ultra-gauchiste. Tous deux refusent l’idée de destinée, parce que cela reviendrait à défosser leurs personnages et à leur ôter toute responsabilité. A la place, ils revendiquent la fatalité, parce qu’ils savent qu’un bon film de gangster (ce qu’ils sont) se doit d’être tragique, de rappeler que son héros joue de son libre-arbitre mais qu'on n'échappe pas si facilement à sa condition. Politiquement, le constat est résigné. Artistiquement, il porte de belles promesses.
Prof de théâtre, Houda Benyamina a dû renoncer au naturalisme trop prononcé qui devait apparemment caractériser le projet à son origine : une vraie dealeuse dans le rôle de la dealeuse, un héroïne à la vie comme à l’écran, etc. La vraie dealeuse indisponible pour cause de démêlés avec la justice, c’est Jisca Kalvanda qui reprend le rôle, pendant que Oulaya Amamra, petite sœur de Houda Benyamina et ancienne élève de catéchisme, change de style, se met à porter des bonnets et à pratiquer la boxe pour convaincre sa grande sœur de lui confier le rôle de Dounia. Un rôle de composition, donc, comme tous ceux de Divines, qui donne confiance en l’avenir des comédiennes du film et, peut-être, dans la capacité future du cinéma français à se faire un reflet plus large de notre société.
Contre la bienséance du cinéma français
Même démarche chez Bertrand Bonello. Le cinéaste a bien commencé son casting sauvage dans « des milieux déjà assez politisés, des manifs plutôt radicales », mais pour trouver des comédiens en phase avec sa vision, pas des personnages. « J’ai écrit ce film à mon bureau, à l’âge que j’ai, comme un fantasme. Le scénario fini, il a fallut rentrer dans la réalité et rencontrer des jeunes qui ont l’âge des personnages. J’ai été assez surpris, parce qu’ils ont très rapidement été en accord. Tout leur semblait évident. Ils n’avaient pas de rejet. Ils ne sont pas dans la violence, mais ils disaient qu’ils comprenaient ce que faisaient les personnages, que ce n’était peut-être qu’une question de courage… ». Là encore, affinités politiques ou pas, ce sont d’autres visages, d’autres corps, d’autres personnalités que Nocturama charrie dans son sillage. Et c’est ce qui fait de lui, comme de Divines dans un tout autre style, un film de révolte totale, contre un ordre qui engendre le désordre social, mais aussi contre la bienséance du cinéma français. Reste à savoir si cette révolte aura des répliques...
Bonello, toute proportion gardée, a le même regard sur la jeunesse désaxée et prête à l’insurrection que pouvait l'avoir Hugo dans "Les misérables" (du coup le titre de cet article me parle). Ce n'est pas parce que le regard est mis en scène, autant anti-misérabiliste qu'anti-hollywoodien, que c'est à jeter... j'ai rejeté violemment, moi, “Fight Club”, son jeu vain et fermé et sa politique de pot de chambre d'hôtel 5 étoiles. Ici, c’est different, on voit bien que c’est anti-réaliste et déterministe (il y a une demonstration… jusqu’à la sequence finale, outrée) mais c’est réellement politique, c‘est à dire romantique. Comme dans “Les miserables”, ce qui compte ce n’est pas le pourquoi du plan (c’est impossible à comprendre) mais l’exécution du plan (comme dans “Elephant”), et le romantisme est dans le jusqu’au-boutisme…
Le but c'est quoi ? De montrer qu'ils sont juste cons ? A la limite, si le film avait été plus de leur côté, en évitant de les exécuter sans sommation (donc sans aucun réalisme) à la fin pour les punir, pourquoi pas...