Django Unchained : quand l’acteur noir s’affranchit
Depuis Kill Bill (scindé en deux volumes), le motif du double est courant chez Tarantino, et Django Unchained n'échappe pas à la règle. Le film impose en effet à son héros une double émancipation qui, nous allons le voir, est loin d'être anodine...
« The kid's a natural. » finira par lâcher le Dr. Schultz (Christoph Waltz) à propos de la faculté de Django (Jamie Foxx) à atteindre sa cible. Mais, avant tout, Django est un acteur né : une bête de scène qui aime soigner ses effets («he has a flair for the dramatic»). Ainsi, dans la première scène du film, le moment exact de son émancipation sera marqué par un geste (Django se débarrasse avec style de sa couverture) exacerbé par un ralenti de Quentin Tarantino et suivi du regard sidéré de Christoph Waltz. Dès lors, on sait que le récit de Django Unchained est double. Il y a d'abord celui, littéral, de l'affranchissement de l'esclave et sa quête initiatique (Django doit sauver sa douce). Mais, parallèlement, se joue également une quête essentielle pour Tarantino : faire de son personnage, noir, un vrai héros de cinéma.
Agents doubles
Nous le disions plus haut, le double est devenu un motif récurrent chez Tarantino. Dans Django Unchained, c'est l'une des clefs narratives car, pour mieux s'infiltrer, les personnages jouent des rôles. Ainsi, ils sont rarement à l'image ceux qu'ils sont censés être. C'est déjà le cas, dès la première scène dialoguée du film, avant que le Dr Schultz ne libère Django de ses chaînes. Schultz abat l'un des frères Speck, les anciens propriétaires de Django. Or le chariot de dentiste à bord duquel il les avait abordés ne pouvait laisser supposer qu'il se soit reconverti en chasseur de primes.
Mais le cas d'Ace Speck, ici tué d'une balle dans la tête, est d'autant plus symptomatique de la notion de double qu'il se réincarne, quelques jours plus tard, en un autre partisan de l'esclavage, Butch Pooch, le garde du corps de Calvin Candie (Leonardo DiCaprio). Deux rôles pour un seul acteur, Tarantino se l'était déjà autorisé avec Gordon Liu (Johnny Mo puis Pai Mei) et Michael Parks (Earl McGraw puis Esteban Vihaio) entre les deux volumes de Kill Bill, ici la pirouette tient en un seul film. C'est l'acteur James Remar qui prête ses traits aux deux personnages.
Les faux-semblants continuent quand Django et Schultz débutent leur collaboration : les premiers criminels qu'ils pourchassent, les trois frères Brittle, se font passer pour d'innocent fermiers. Le hors-la-loi suivant sur la liste du tandem est un certain Smitty Bacall. Un patronyme que Tarantino n'a pas choisi innocemment : « Bacall » est le nom du personnage mais aussi celui de l'acteur qui l'interprète, Michael Bacall (qui, de surcroit, est son nom de scène), et « Smitty » sonne comme « Smithee », nom d'emprunt utilisé à Hollywood pour se cacher derrière un alias. Le petit jeu de simulacres trouve encore de nouvelles pièces au contact du gang des Tracker, association de malfaiteurs à la solde de Candie, à rapprocher du Deadly Vipers Assassination Squad de Kill Bill. Le groupe a tout du trompe-l'oeil : ce sont tous des acteurs déjà apparus chez Tarantino, deux d'entre eux sont des maquilleurs professionnels, des champions du déguisement (Tom Savini et Jake Garber), deux autres les frères de David « Bill » Carradine (Michael Bowen et Robert Carradine) et Zoe Bell, la doublure d'Uma Thurman dans Kill Bill, est ici masquée, comme pour renforcer sa valeur d'illustre invisible.
L'homme sans visage
Si l'on revient à la quête secondaire de Django, on réalise à quel point son destin est lié aux apparences, fut-elles trompeuses. Comme un acteur, Django a choisi son costume et préparé sa réplique. « I like the way you die boy. » lâchera-t-il, revanchard, dans une scène majestueuse. Encore une fois, le ralenti et la musique choisis par Tarantino renforcent l'image du héros. Mais, son reflet dans le miroir nous le confirmera, cette image est encore incomplète.
Dans cette séquence, Django, affranchi, profite de sa liberté pour prendre l'initiative et venger lui-même sa femme d'anciens tortionnaires. Mais, à ce stade, Django agit encore sous l'emprise d'un maître. Passé d'esclave à disciple, il doit encore s'émanciper de l'influence de Schultz. Le Docteur, arrivant à la rescousse, exécutera le troisième frère et donnera à cette occasion à Django une leçon de vocabulaire. Son sens de la diplomatie sera ensuite, une fois de plus, indispensable à Django pour échapper au propriétaire furieux. A ce moment du film, Django Unchained peut, comme le signale Aisha Harris, sembler moins audacieux que la Blaxploitation qui, dans les années 70, « mettait en scène davantage de personnages noirs, autodidactes et maîtres de leur destin ». Mais en concluant sur le fait que « on n'avait pas peur de faire du protagoniste l'agent principal de son propre changement », elle oublie que Tarantino, qui connait bien son histoire du cinéma, ne s'arrête pas là.
Le regard des autres
La constellation des apparences brille plus que jamais quand Django et Schultz s'inventent à leur tour de fausses identités : ils font mine d'être des acheteurs de lutteurs Mandingues, esclaves originaires d'Afrique de l'Ouest, afin d'amadouer Calvin Candie et d'obtenir la liberté de Broomhilda (Kerry Washington), l'épouse de Django. A cette occasion, Django fait fortuitement la rencontre de son alter-ego du film original (Franco Nero) :
Il pourrait ne s'agir que d'une boutade cinéphile et fétichiste pour Quentin, mais, sur le plan cinématographique, c'est aussi une forme de transmission. Django ne peut prétendre au statut de héros complet sans l'aval de son prédécesseur. L'héroïsme de Django se forge dans le regard des autres. Ainsi les plans les plus édifiants sur lui seront systématiquement suivis de contrechamps sur des personnages qui le regardent hébétés. C'est pourquoi Django met autant de formes avant de s'offrir au regard qui importe le plus pour lui : celui de Broomhilda.
Pour autant, dans ce petit jeu de la représentation, Django va se découvrir un adversaire de taille. Un autre acteur né usant de ses talents d'une toute autre manière.
Last man standing
Sur place, la tandem affronte Candie et ses hommes, mais aussi, en effet, un ennemi plus inattendu : Stephen (Samuel L. Jackson), le majordome, qui va élever le jeu d'illusions élaboré par Tarantino à un tout autre niveau. L'acteur incarne un personnage qui incarne un personnage. Samuel L. Jackson n'est donc pas le seul à être grimé en vieux serviteur boitillant et radotant, son personnage joue lui aussi la comédie. Dans la diégèse du film, ses rides et sa barbe blanche sont probablement authentiques, mais sa voix chevrotante et son dos vouté se révèlent artificiels. Soit un petit coup de théâtre, mais moins anecdotique qu'il n'y parait.
En terme de dramaturgie, le subterfuge possède déjà un intérêt en soi : le spectateur prend acte de la perfidie qui caractérise Stephen et son complice Candie, ayant façonnés ce personnage d'ainé récalcitrant afin d'éradiquer toute remise en cause du système établi de la part des autres servants. Seulement, Tarantino utilise le double niveau d'interprétation accomplit par Stephen/Samuel dans une toute autre optique, plus discrète et plus culottée aussi. Stephen le majordome est le véritable ennemi de Django. Objectivement, un élément l'atteste déjà, au regard de la filmographie de «QT» : le fait qu'il soit le dernier personnage tué par le héros du film. Comme Bill dans le bien-nommé diptyque Kill Bill, comme Mike dans Boulevard de la mort (en tant que seul méchant, c'est toutefois plus simple), et comme Landa dans Inglourious Basterds.
Django contre l'Oncle Tom
A travers Stephen, Tarantino cristallise une opposition larvée, d'une incidence supérieure à celle qui pourrait unir deux personnages à une période donnée. L'opposition entre Django et Stephen correspond également à deux figures antagonistes du cinéma américain. Pour une émancipation totale il ne suffit pas à l'acteur noir de tenir le premier rôle, il lui faut refuser toute concession. Dans son monologue final, Django saisit son privilège et tord à son avantage l'idée selon laquelle il serait « un noir extraordinaire », « l'élu parmi dix mille » face à une frange des siens qu'il répudie. Si Stephen incarne du point de vue de Django ce qu'il y a de plus détestable c'est parce qu'il est soumis aux blancs au point de trahir les siens et de renforcer le règne de la terreur imposé par son maître. Aussi vil soit-il, Django ne l'abat pas uniquement en dernier pour cette raison. S'il le fait, c'est aussi parce que Stephen, en incarnant ce simulacre d'«Oncle Tom», renforce les stéréotypes d'une caricature qu'il ne peut supporter. Une caricature à ranger aux côtés de celles croquées par les comédiens Eddie Murphy, Martin Lawrence ou Tyler Perry depuis la fin des années 1990. Le personnage de Django est un voyageur du futur, avec ses lunettes volés à Charles Bronson dans Le bison blanc (1977) et sa veste à Little Joe dans Bonanza (1959-1973). Après en avoir décousu avec l'Homme blanc, coupable d'un asservissement de plus de deux siècle à l'encontre des noirs, Django s'attèle à un nouveau problème, plus contemporain et encore loin d'être résolu.
Un second affranchissement
Selon que le spectateur se réfère à l'histoire que raconte Django Unchained ou à son année de production, le personnage grossier incarné par Stephen est le premier ou le dernier en date d'une longue lignée de héros de comédie controversée. Avant Quentin Tarantino, Trey Parker et Matt Stone avec leur série South Park et Tina Fey avec 30 Rock ont accusé les films de Tyler Perry et d'Eddie Murphy de conforter des stéréotypes insultants à l'encontre de la communauté afro-américaine. Dans Funnybot, épisode écrit et réalisé par Parker en 2011, il va plus loin encore en reprochant à certains membres de la communauté noire de contribuer à ce nivellement par le bas de l'image de la culture afro-américaine, en participant au succès commercial de chaque nouveau film du genre (les sagas Foldingue, Big Mamma et Madea). Certes du chemin a été parcouru depuis les fantoches cagoulés de Birth of a nation, pour lequel Griffith avait choisi des acteurs blancs en «blackface» pour les rôles de noirs. Dans cette marche en avant, la blaxploitation, qui a d'ailleurs abondamment nourri le cinéma de Tarantino, a joué - en dépit de motivations pas très nobles - un rôle essentiel dans l'histoire du cinéma. Les producteurs blancs découvrant dans le public noir un marché potentiellement juteux ont en effet permis l'émergence d'acteurs et de personnages noirs audacieux dont Django est certainement l'un des descendants. Mais Django doit également s'affranchir de la blaxploitation et de ses héritiers les Madea Simmons, Big Mamma et autres professeur Foldingue.
Or, pour cette seconde émancipation, il n'est plus possible de compter sur les blancs et le système en place. Il est au contraire indispensable... de le dynamiter.
En gagnant à nouveau sa liberté, mais cette fois sans l'aide de personne (en fait, dans cette scène, même Tarantino, explicitement, s'efface), Django est enfin consacré comme le héros attendu. Pour autant, il reste un personnage de western spaghetti, intrinsèquement individualiste. On ne le verra donc pas libérer ses co-détenus. Ce premier public captif se contentera de le regarder, avec envie et fascination, galoper vers son triomphe. Et quel triomphe ! Dans la séquence finale, Django organisera la destruction spectaculaire de Candieland pour cristalliser sa nouvelle stature héroïque dans les yeux de sa belle et les notres.
Images : © Sony Pictures
haha l'extrapolation.