Peut-on rêver d’un Judd Apatow français ?
A l'occasion de la sortie de 40 ans, mode d'emploi, le film nous confirme ce qui n'avait plus besoin de l'être : Judd Apatow est un grand cinéaste. Le premier trimestre 2013 atteste aussi de son omniprésence en tant que producteur, pour la télé avec la saison 2 de Girls sur HBO et au cinéma, avec le premier clap imminent d'Anchorman 2 (la suite des aventures de Ron Burgundy avec Will Ferrell, Steve Carell et Paul Rudd). Alors que les comédies françaises affligent à de nombreuses occasions et peinent désormais à drainer le public dans les salles, peut-on se mettre à rêver d'un sauveur ? Un messie tel qu'un Judd Apatow Made in France ?
© Suzanne Hanover, 40 ans, mode d'emploi
Depuis une dizaine d'années, les productions de Judd Apatow alimentent une oeuvre de plus en plus conséquente, aux thèmes et aux visages multiples, à la fois reconnaissables et changeants avec le temps. Des films et séries pour lesquels il officie en tant que producteur, réalisateur ou scénariste, parfois les trois à la fois. S'il n'est déjà pas évident d'imaginer des productions françaises comparables aux siennes, aussi drôles, aussi sensibles, concevoir un seul esprit pour toutes les mener à bien relève de la science-fiction. Mais Judd Apatow est-il vraiment si doué, imbattable, inimitable ? S'il se retrouvait au coeur d'un speed-dating « Date-A-Palooza », comme ses personnages de 40 ans, toujours puceau, remporterait-il tous les suffrages ? Où saurait-on trouver chez nous un « Julien Pataud » qui pourrait lui voler la vedette ? Voyons cela...
« T'es très famille ? »
Oh que oui ! Judd Apatow aime tourner avec les siens. A moins qu'il ne se mette lui-même en scène dans son prochain film, 40 ans, mode d'emploi restera sûrement ce qu'il aura accompli de plus « personnel » de ce point de vue. Sa femme, Leslie Mann, et leurs filles, Maude et Iris, en tiennent les rôles principaux, aux côtés de Paul Rudd. Il ne serait pas non plus étonnant de retrouver la soeur aînée au casting de Girls lors d'une future saison. Son épouse, elle, a de nouveau démontré l'étendue de son talent. Preuve de l'objectivité du mari, alors qu'il lui offre des rôles toujours plus conséquents, d'autres cinéastes font appel à elle pour leurs propres projets (elle sera bientôt à l'affiche de The Bling Ring de Sofia Coppola). De ce côté du globe, Vive la France ! est le dernier exemple en date d'un échec d'une telle association.
La reconnaissance du milieu dont Leslie Mann jouit désormais, Isabelle Funaro s'impatiente probablement de la voir venir. La compagne de Michaël Youn a pour triste particularité de ne tourner qu'avec lui. Et si la comédienne joue faux et enfonce des scènes déjà pantelantes, Youn reste coresponsable : sa mise en scène se résume à mettre en valeur la beauté plastique de sa compagne, parti pris qu'il érode pour mieux convaincre le spectateur, quitte à multiplier les moments de solitude à l'écran pour la jeune femme. Apatow, lui, n'aura jamais à dévoyer son filmage pour faire valoir les charmes et talents de Leslie Mann. Alors, faute de trouver saine et judicieuse la relation Youn / Funaro, qui pourrait faire l'affaire dans nos contrées ? Impossible de compter sur Charlotte Gainsbourg et Attal, dont les collaborations se font moins fusionnelles ces dernières années. Pas plus sur Jaoui et Bacri, alliance toujours active au cinéma mais qui n'en est plus une à la ville. Quant à Canet et Cotillard, leur dernier job en tandem est un polar, tourné aux Etats-Unis. Rien à voir, donc. Hypothèse méliorative : le pendant français au couple Apatow / Mann existe, mais il ne s'est peut-être pas encore rencontré.
« T'as des connexions ? »
C'est l'un des points forts d'Apatow : au fil des années, il a constitué une constellation d'acteurs, scénaristes, producteurs qui brillent aujourd'hui, au-delà même de sa sphère. James Franco, Seth Rogen, Jason Segel ont débuté grâce à lui, dans Freaks & Geeks, très belle série avortée après une saison. Will Ferrell, Steve Carell, Kristen Wiig, Ben Stiller, Adam Sandler, Jonah Hill et, depuis peu, Lena Dunham grandissent encore les rangs de sa seconde famille. Il a aussi formé des réalisateurs tels que Nicholas Stoller (5 ans de Réflexion) ou Greg Mottola (Supergrave) et même adopté David Gordon Green (Délire express), jusqu'alors espoir du cinéma indépendant et héritier de l'Americana.
La comédie française contemporaine ne connait aucune personnalité aussi fédératrice. Un homologue potentiel pourrait être Guillaume Canet : il aime à travailler entre amis (Les petits mouchoirs, Le débarquement), voire en famille (avec Marion Cotillard). Il est aussi multi-casquette sur ses tournages, seul l'humour ne s'invite qu'occasionnellement dans son oeuvre. D'autres troupes ont sévi à la télé et au cinéma par le passé, mais toutes sont aujourd'hui disparues ou dissolues, qu'il s'agisse du Splendid, des Nuls ou des Inconnus. La génération de comiques leur ayant succédé ne travaille plus en groupe. Jamel Debbouze, Gad Elmaleh, Jean Dujardin, Franck Dubosc, Omar Sy, Michaël Youn, Kad Merad, Florence Foresti viennent de la scène, seuls sur scène, et ont reproduit ce schéma sur grand écran. Une opposition aux succès de groupes des trilogies des Bronzés et de La vérité si je mens !, La cité de la peur, Les Trois frères, ou Astérix et Obélix : Mission Cléopatre. Il leur arrive toutefois de s'essayer au duo et d'inscrire ainsi leurs films dans une tradition plus proche des buddy movies ancestraux de Gérard Oury et de Francis Veber.
Pour lorgner du côté des comédies généreuses et consistantes de Judd Apatow, il leur faudrait une cohésion, un plaisir du jeu qui perdure au-delà des cuts. Pourtant, de même qu'une équipe sportive qui aime et qui a l'habitude de jouer ensemble battra toujours une dream team formée avec opportunisme, la seule addition de comédiens bankables ne saurait garantir un succès. Les seigneurs l'aura prouvé : la réunion des stars Gad-Sy-Dubosc & Co., payante sur le papier, fait l'effet d'un pétard mouillé. Eclair de lucidité ou volonté de torpiller son film de l'intérieur, Olivier Dahan reproduit au sein de son récit l'échec annoncé de l'entreprise : l'équipe de foot, assemblée sans harmonie, simple somme d'individualités, perdra finalement le tournoi en finale. Et pourtant, reste à se demander si l'hégémonie de ces transfuges de la scène et des plateaux de télé vers ceux du cinéma n'est pas un moindre mal, au regard d'un possible nouveau fléau à venir : celui des stars de la chanson. Si l'on s'en réfère aux sorties des trois derniers mois, les membres du 4ème art à avoir (encore) flirté avec le 7ème sont légions : Camelia Jordana, Yelle, Saul Williams, Alain Chamfort, Elsa, Joey Starr, Michel Jonasz, Benjamin Biolay, Helena Noguerra, Demis Roussos, Jacques Higelin, Dave... et ajoutons Matt Pokora pour son concert à Bercy, qui a trusté plus de 120 salles de cinéma. De là à ce que le Cours Florent mette la clé sous la porte, il n'y a qu'un pas.
« La taille, c'est important pour toi ? »
La taille de l'écran, bien entendu. Pour Judd Apatow, ça ne compte pas : petit, grand, il aime tout. S'il a débuté hors-champ avec une vocation dans le stand up qui n'a pas duré, il investit dans les années 1990 le petit écran en tant que scénariste et producteur pour le Ben Stiller Show (MTV), le Larry Sanders Show (HBO ; faussement éponyme celui-ci puisqu'il mettait en scène Garry Shandling), la série animée Profession critique (ABC, FOX ; importante aussi pour sa rencontre avec son producteur, James L. Brooks) puis il lance Freaks & Geeks (NBC) et Undeclared (FOX) grâce auxquelles il se familiarise avec la mise en scène de fiction. La décennie suivante le voit décoller grâce à trois réalisations (40 ans, toujours puceau, En cloque, mode d'emploi et Funny People) et un millier de productions (les plus grands succès étant Mes meilleures amies, Braqueurs amateurs, Rien que pour vos cheveux, Supergrave et Ricky Bobby). En 2012, il retrouve la télévision et HBO avec Girls, série qu'il co-produit avec Lena Dunham, par ailleurs, créatrice, scénariste et actrice (et déjà régulière chez Apatow puisqu'elle joue dans 40 ans, mode d'emploi). La comparaison avec la France se veut plus délicate que jamais quand il convient de placer Apatow auteur et producteur de comédie pour le petit écran face à ses homologues français ; et pour cause, ils sont trop rares et même inexistants s'ils doivent oeuvrer dans le long-métrage cinéma en parallèle (oui, ceci exclue définitivement Jean-Luc Azoulay, le pape des séries AB). La liberté de circulation entre les deux écrans, plus facile que jamais ces dernières années aux Etats-Unis, est assurément bénéfique à Judd Apatow.
© D.R., Mes Meilleures Amies
En comparaison, la frontière qui les sépare en France apparait d'autant plus hermétique ; et ne s'explique d'ailleurs pas systématiquement par un déséquilibre des budgets. Exemple récent, Le Débarquement sur Canal+ est l'émission la plus chère de l'histoire de la chaîne, elle a réuni 150 personnes pour la préparer dont 20 auteurs. C'est cet éparpillement dans l'écriture, largement dénigrée soit dit en passant, qui choque le plus. Pourquoi ne pas confier la rédaction des sketchs, et ce d'autant plus aisément avec sept mois de préparation et un budget pharaonique, à des scénaristes de cinéma triés sur le volet. La question se pose aussi pour la cérémonie des César, plus terne et maladroite que jamais en 2013. Les auteurs se nomment Antoine De Caunes (aussi présentateur), Benjamin Guedj (auteur de Cyprien et de Il reste du jambon ?), Benjamin Morgaine (ex-complice de Michaël Youn dans le Morning Live), Thomas Bidegain (scénaristes des farces les plus tordantes de Jacques Audiard et de Joachim Lafosse...), Franck Annese et Alexandre Gonzalez (têtes pensantes de So Foot). Cette fois-ci, plutôt qu'une dream team potentielle de la comédie, l'association prend des allures de tactique de Moneyball, nébuleuse et faussement boiteuse. Excepté que le résultat se révèle in fine tout sauf miraculeux. Et puisque aucune série comique française n'a jamais réussi non plus à fédérer un public, restent les émissions à sketchs. Depuis une vingtaine d'année, les producteurs de Canal+ se passent trois mots : « Saturday Night Live ». Le show hebdo a connu trois adaptations : la dernière en date, la plus libre mais revendiquée en tant que telle par Jean Dujardin, est Le débarquement ; quelques années plus tôt, la bien-nommée Samedi soir en direct, produite par Arthur et Dominique Farrugia, plus pauvre en budget et même en idées, n'a tenu que quelques semaines ; encore plus ancien, Les Nuls : l'émission, fut le premier décalque de l'émission phare de NBC. Ce dernier exemple est flatteur : un programme français souvent drôle et porté par quatre comédiens attachants, aussi actifs sur grand écran... avec un défaut toutefois, le dernier enregistrement remonte à mars 1992. La sentence est sans appel : l'équation Apatow semble définitivement impossible à reproduire avec le dénominateur France.
« Et c'est tout ce que t'as à raconter ? »
Oh que non, Judd Apatow a toujours beaucoup de choses à dire. La durée de ses quatre films en témoigne, s'étirant successivement sur 1h57, 2h10, 2h20 et 2h14. Des long-métrages qui le sont particulièrement au sein de la comédie hollywoodienne. Une telle ampleur, une volonté de prendre le temps de faire mûrir ses personnages à vue d'oeil, n'a pas non plus court dans la comédie française. Dans un registre plus sombre, c'est peut-être du côté d'Arnaud Desplechin qu'il faudrait regarder pour lui trouver un lointain parent local. Les deux cinéastes ayant en commun un certain héritage de la comédie de moeurs truffaldienne.
Chez Apatow, les personnages ne semblent pas naître avec le début de l'intrigue. Ils ont une vie propre, au coeur de laquelle l'auteur tranche dans le vif pour nous la faire partager pendant 2 heures, qui pourraient tout aussi bien être 4. Certains ont décelé depuis En cloque la filiation entretenue avec le cinéma de James L. Brooks. Funny People venant confirmer l'intuition, évoquant Broadcast News (1987) pour son approche de la célébrité et sa caractérisation s'autorisant une constante oscillation sentimentale. 40 ans, mode d'emploi, en plus de leurs acteurs en commun (Albert Brooks et Paul Rudd), embrasse un ton et une structure proche des premiers Brooks et, plus encore, épouse un même dessein : à son comble lors d'une scène finale, réunion familiale, jumelle de celle de Tendres passions (1983), avec formations de nouvelles paires, apparitions de nouveaux liens intergénérationnels, pour mieux affronter le temps. Une conclusion qui véhicule, là encore, ce désir d'observer des fragments d'existences qui survivent bien au-delà des fondus au noir et des génériques de fin.
Cette exigence d'écriture est quasi inexistante chez nous. Les personnages de comédie à la française ne sont que trop souvent réduits à l'état de vaisseaux trimballant avec bonhommie un nombre défini de répliques et de décisions narratives. C'est ainsi que l'on peut définir la caractérisation rudimentaire des films de Fabien Onteniente, par exemple. Turf l'a de nouveau démontré : quand il créé un personnage noir souhaitant devenir riche, il l'appelle logiquement « Fortuné » et quand il créé un grec de base pour le français de base, il l'appelle logiquement « Nikos ». Autant le préciser, les dialogues sont à l'avenant («Viens là, Nana Mouskouri... Tu vas l'avoir ta moussaka ! »). A grand renfort de flashbacks, Les seigneurs de Dahan et Vive la France ! de Michaël Youn ne parviennent pas plus à hisser leurs personnages au-delà de la caricature, et se révèlent incapables d'endiguer la désagréable impression d'une écriture au fil de la plume. Récemment, de ce point de vue, c'est le succès surprise Paulette de Jérôme Enrico (près d'1 million d'entrées) qui a su montrer l'exemple. Pour imposer le personnage éponyme, Enrico débute le film par le dixième anniversaire de la mort de son mari. On est le 11 septembre 2011. Les attentats du World Trade Center lui ont volé la vedette : personne n'a pleuré sa perte, et personne ne l'a consolé non plus. Paulette n'a pu faire le deuil de son deuil, abandonnée, frustrée, elle se referme sur elle-même et cultive une haine de l'Etranger. Paulette loge à la même enseigne les victimes américaines, les terroristes du Moyen-Orient et les asiatiques qui ont racheté son restaurant familial. C'est une idée, une simple idée, ingénieuse, qui définit d'emblée le personnage et grandit le plaisir de voir à terme sa carapace se fissurer.
© Gaumont, Paulette, 2013
Mais alors ...
Serait-ce vraiment Jérôme Enrico, le réalisateur de Paulette, improbable croisement de Breaking Bad et de Tatie Danielle avec Bernadette Lafont dans le rôle-titre, qui pourrait sauver la comédie française ? N'exagérons rien. Et ne croyons pas plus en Romain Lévy, même si le magazine Studio Ciné Live a souhaité établir un parallèle avec Apatow dans son numéro de mars. Radiostars n'est que son premier film en tant que scénariste et réalisateur, et l'écriture téléguidée du road-movie ne joue pas non plus en sa faveur. La liste peut s'arrêter ici. Le Judd Apatow français n'existe pas, pas encore du moins. Au-delà de la personne (le talent, le bagou, le clan), au-delà des différences culturelles et structurelles (le poids de la télévision), l'impossible s'explique par l'environnement. Pour le comprendre, bref retour sur les débuts d'Apatow : il est né à New York, il gravit les échelons du monde du stand-up, rencontre Garry Shandling et Harold Ramis, tombe fortuitement dans la rue sur Ben Stiller et se met en colocation avec Adam Sandler, encore en gestation, tout ça avant d'avoir 25 ans. Il n'y a donc aucune honte à ne pas posséder notre Apatow national. C'est tout simplement un autre monde. Si l'on devait imaginer que « Julien Pataud » existe, et si l'on devait tracer son destin équivalent, cela donnerait peu ou prou : il nait à Paris, il noue des liens avec Arnaud Tsamère et le professeur Rollin, un jour il bouscule Fabrice Eboué dans le métro puis vit en coloc avec Eric Judor. Ces rencontres n'ont rien de déshonorant, mais gageons qu'elle ne vous font pas autant fantasmer. Alors, peut-on rêver d'un Judd Apatow français ? Sans doute, oui. Mais le devrait-on ? Probablement pas.
-
Jud13 mars 2013 Voir la discussion...
-
IMtheRookie13 mars 2013 Voir la discussion...
-
youliseas13 mars 2013 Voir la discussion...
-
Brazilover13 mars 2013 Voir la discussion...
-
SadbutSad13 mars 2013 Voir la discussion...
-
Jud14 mars 2013 Voir la discussion...
-
SadbutSad14 mars 2013 Voir la discussion...
-
aurelienpreveaux15 mars 2013 Voir la discussion...
-
aurelienpreveaux15 mars 2013 Voir la discussion...
-
ChrisBeney12 avril 2013 Voir la discussion...