Qui a tué la musique de film ?
POOOIIINNNNNN !!!
C’est le bruit du blockbuster le soir au fond des salles obscures. Qui n’a pas déjà subi ce son si particulier, qui fait vibrer les sols et décoller les tympans, et que l’on ne cesse d’entendre à l’heure actuelle dans le moindre blockbuster ? Ce son, c'est celui d'une industrie en pleine mutation, passant du symphonique au sound-design et délaissant les mélodies au profit d'une musique fabriquée au mètre, uniforme. Triste constat, mais qui ne doit pas faire oublier que l'espoir reste permis.
La musique des blockbusters a changé. Pour s'en rendre compte, de simples comparaisons suffisent. Par exemple, entre le Superman de 1978 composé par John Williams et celui que Hans Zimmer met en musique 34 ans plus tard dans Man of Steel. D’un côté, nous avons une musique riche, mélodique et finement orchestrée. De l’autre, des percussions brouillonnes, des basses très profondes, de simples crescendos et peu de travail mélodique. Autre cas de figure : entre Conan le Barbare de Basil Poledouris composé en 1982 et Conan de Tyler Bates en 2011. La comparaison fait d'autant plus mal que Poledouris a composé ce qui est aujourd’hui considéré comme l’une des plus grandes musiques de film de tous les temps, alors que Tyler Bates n'arrive à créer qu’une sorte de world music plate, sans aucune envergure et gangrénée par des effets synthétiques.
Tyler Bates en plein travail sur Conan
Entre ces 2 approches, il n’y a pas seulement 30 ans d’écart. Il y a aussi un écart de talents et un écart de mentalités. Evidemment, les films sont différents les uns des autres et sont amenés à concevoir des approches musicales elles aussi différentes. À chaque époque son film et à chaque film sa musique. Mais comment ne pas regretter les envolées symphoniques de John Williams et les chœurs tribaux de Basil Poledouris ? Pourquoi se contenter de la pauvreté qui nous est offerte par Hans Zimmer et Tyler Bates ? Aujourd’hui, la musique de film hollywoodienne s'apparente à du design sonore plus ou moins réussi, quand ce n'est pas tout simplement de la musique de bande-annonce, percussive, primale et primaire, peu mélodique. Quelque chose de très symptomatique de l'époque actuelle, où tout doit être évident et prémâché pour le grand public. Il faut que ça pète, que ça marque immédiatement le spectateur. Résultat ? Certains de ces morceaux nouvelle génération sont maintenant rentrés dans l'inconscient collectif et font partie de la popculture. Pas étonnant dès lors d'entendre du Man of Steel utilisé à toutes les sauces dans des reportages de "Téléfoot", du Inception dans "Tellement vrai" sur NRJ 12 ou de reconnaître le thème de Pacific Rim en guise de générique de l'émission de Canal+ "Le Supplément". Et comble de l'infamie : le thème de Pirates des Caraïbes (dont on ne connait même plus la paternité, tant la consanguinité règne en maitre dans la Zimmer family) a même eu droit à son propre tube remixé façon techno. Avec des Lego dans le clip.
Alors quitte à tomber dans le syndrome du "c'était mieux avant", autant y aller franchement : qui pour remplacer les John Williams, Jerry Goldsmith, John Barry, Ennio Morricone, Basil Poledouris, Elmer Bernstein, Michael Kamen, aujourd’hui morts ou à la retraite ? Quelques noms avaient émergé dans les années 80, mais ils ont depuis été rangés au congélo. Qui se souvient encore de Bruce Broughton, à qui l'on devait notamment les fantastiques partitions du Secret de la Pyramide, Silverado et Tombstone ? Actuellement, il ne travaille plus que pour la télé américaine. Ou bien Elliot Goldenthal, compositeur au style complexe, ayant collaboré avec David Fincher sur Alien 3, puis avec Michael Mann et Neil Jordan ? Désormais, il préfère consacrer son temps et son talent à des ballets et des opéras créés par sa femme Julie Taymor (même s'il a fait une petite entorse à son planning, en composant la musique de Public Enemies). Don Davis, ancien orchestrateur de James Horner (en particulier sur Titanic), a connu une renommée mondiale à partir de 1999 avec sa musique pour la trilogie Matrix, dans laquelle ses compositions furieuses et ambitieuses apportaient un supplément d'âme à la saga des Wachowski. Mais depuis le dernier épisode, son seul film un peu marquant, c'est The Marine... Et quid de Trevor Jones, Mychael Danna, David Newman, Christopher Young ? Autant de noms appartenant à une autre époque, plus du tout à la mode aujourd’hui. Il faut donc se rendre à l'évidence : sauf à de rares exceptions, la musique symphonique n'a plus le vent en poupe dans le Hollywood actuel. Est-ce un choix délibéré de la part des cinéastes ? Des décisions de producteurs ? Ou bien est-ce un abandon total de la moindre ambition au profit de l’air du temps et de l'argent facile ?
Cette personne vient d'écouter l'intégrale de Pirates des Caraïbes
L'attaque des clones
Sans vouloir forcément trouver un coupable, il y a un nom qui, à lui seul, aura modifié le métier et l’aura littéralement industrialisé : Hans Zimmer, compositeur d'origine allemande, devenu le roi d'Hollywood en l'espace d'une vingtaine d'années. Son score de The Rock, écrit en 1995, s'est imposé comme le parangon, le modèle à suivre pour les décennies à venir dès lors qu'il s'agit de musicaliser un film d'action. Le succès a été tel que, dans la foulée, Zimmer a créé Media Ventures à la fin des années 90 (qui deviendra Remote Control en 2003), une véritable écurie à compositeurs interchangeables et possédant tous le même style : ce son synthético-orchestral (le terme "orchestral" est à prendre avec des pincettes), qui sera LA marque de fabrique. Un son essentiellement basé sur des bibliothèques musicales, sorte de librairies à samples, dans lesquelles le compositeur et ses collègues peuvent piocher à foison pour écrire leurs musiques. D’où cet orchestre et ces chœurs qui ont l’air tout droit sortis d’un ordinateur, ce son froid auquel il manque la chaleur d’un véritable orchestre et la puissance de véritables voix.
Hans Zimmer, fier de nous présenter son tout nouvel orchestre
Le problème fondamental, c'est que les poulains de Zimmer trustent dorénavant la plupart des blockbusters. Quasiment plus un film à gros budget sans Steve Jablonsky, Ramin Djawadi (là, logiquement, les nombreux fans de Game of Thrones devraient nous tomber dessus), Henry Jackman, et surtout sans Zimmer lui-même. Et quand ils ne sont pas disponibles, vu leur emploi du temps surchargé, c’est simple : on demande à d'autres compositeurs d'adapter leur style à la tendance actuelle, et donc de faire du "Zimmer-like". Par exemple, Patrick Doyle : compositeur autrefois davantage enclin au symphonique (il n'y a qu'à écouter ses travaux pour Kenneth Branagh dans les années 90 pour s'en convaincre, notamment sur Frankenstein), contraint aujourd'hui de faire du Zimmer avec La Planète des Singes : les Origines, Thor ou le dernier épisode de Jack Ryan, The Ryan Initiative (pourtant réalisé par… Kenneth Branagh). Même chose concernant James Newton Howard, lui aussi grand compositeur de musique orchestrale - sa collaboration avec M. Night Shyamalan a permis la création de quelques-uns des plus beaux scores du début des années 2000 - qui se fourvoie totalement sur l'horrible The Green Lantern et deux épisodes de Hunger Games totalement impersonnels et indignes de son talent. Donc on bride, on uniformise, on tire vers le bas. Et c’est le cinéma qui en est la première victime.
Parfois, Hollywood a quand même des idées de génie. Les groupes Daft Punk et M83 cartonnent dans les charts ? Demandons-leur de composer de la musique de film ! C’est donc ce qu’il s’est passé pour les deux films de Joseph Kosinski : Tron Legacy et Oblivion. Sur le papier, ça avait tout pour être excitant. Sauf que dans les deux cas, on a l’étrange sensation d’écouter la même chose et d’avoir déjà entendu ça quelque part. Ca ressemble quand même beaucoup à cette fameuse « Zimmer’s touch »... Et pour cause : ces deux partitions ont été orchestrées par la même personne, Joseph Trapanese, arrangeur chez Remote Control. Soit un nouvel exemple d’uniformisation. Il existe bien sûr des raisons économiques qui peuvent expliquer cela : plutôt que de louer un orchestre de 150 musiciens, accompagné de ses 50 choristes, il est plus intéressant pour les producteurs de s’octroyer les services d’un compositeur qui ne demandera qu’une vingtaine de musiciens, tout le reste étant obtenu avec des samplers et des synthétiseurs. Tant pis pour la qualité de la musique et son impact sur le film. Présenté comme ça, le tableau a l'air d'être d'un pessimisme total. Heureusement, il existe quelques irréductibles qui permettent aux spectateurs d'entendre encore de belles mélodies dans les salles obscures.
L'empire contre-attaque
Danny Elfman, Alexandre Desplat (dont le Godzilla est l’un des scores les plus réjouissants de l’année), Michael Giacchino, Howard Shore, Dario Marianelli, Marco Beltrami, Alberto Iglesias, Carter Burwell : autant de compositeurs capables de composer des scores dignes d’intérêt qui nous rappellent les classiques d’antan. Ces compositeurs sont pour la plupart dans le métier depuis une trentaine d’années. Ils ont la chance de pouvoir collaborer régulièrement avec des réalisateurs ou des studios à succès (Tim Burton, Pixar, J.J. Abrams, Brad Bird, Peter Jackson, David Cronenberg). Des collaborations qui leur permettent de travailler en toute confiance et d’écrire des partitions personnelles qui ne répondent pas à des attentes purement économiques.
Danny Elfman et Alexandre Desplat préparent un mauvais coup
S’il en est un qui sort particulièrement du lot, et sur qui l’on peut fonder de gros espoirs pour l’avenir de la musique de film, c’est bien Michael Giacchino. Ce jeune compositeur de 47 ans a commencé en créant des musiques de jeux vidéo, avant de passer par la télévision (la musique de Lost, c'était lui). Il est en train de se faire un véritable nom en marchant dans les pas de John Williams : on retrouve chez lui ce même soin à fabriquer de beaux thèmes reconnaissables (tel celui de Star Trek, qui rend également hommage à celui de Jerry Goldsmith) et cette même propension à utiliser une riche palette orchestrale. Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’il sera probablement impliqué dans les prochains Star Wars, sur lesquels il devrait donner un coup de main à un John Williams qui commence tout de même à prendre de l’âge (surtout si la saga va jusqu’en 2032). Et en plus, c’est un type très sympa.
Outre Michael Giacchino, et pour en revenir à Zimmer et ses acolytes, il faut bien avouer que certains talents ont tout de même réussi à émerger de Remote Control. En premier lieu John Powell, auteur de très belles partitions pour Paycheck (avec de forts accents à la John Barry), X-Men l'affrontement final ou Dragons 1 et Dragons 2. Sans oublier Harry Gregson-Williams, dont les Shrek sont de très bonne tenue. Quant au patron himself, force est de reconnaître qu’il est lui aussi capable de coups de génie. Notamment en 1998, lorsqu’un Terrence Malick sortant de sa grotte lui demande de mettre en musique La Ligne Rouge, qui donnera lieu au chef-d’œuvre de la carrière de Zimmer. Plus récemment, son inclusion de la fameuse ouverture de « Guillaume Tell » de Rossini dans sa musique pour Lone Ranger est une excellente idée qui fonctionne à merveille avec les images épiques de Gore Verbinski. Et encore plus récemment, son travail sur le blockbuster métaphysique (mais pas très magique) Interstellar, où ses expérimentations sur l’orgue et le piano (faisant écho à Philip Glass) font certainement de cette composition sa meilleure depuis… La Ligne Rouge. D’où ce sentiment que, lorsqu’il a la chance de tomber sur des projets motivants, l’ami Hans peut se sublimer. Et montrer à ceux qui en doutent qu’il n’est pas arrivé là totalement par hasard.
Hans Zimmer, heureux que nous disions enfin du bien sur lui
Il y a un autre phénomène à prendre en compte, pour comprendre cette mutation de la musique de film. De plus en plus de compositeurs sont issus d’un domaine qui n’a rien à voir avec le cinéma. Ils apportent un nouveau son et une nouvelle approche de cet art. Et s’il fallait chercher ailleurs les compositeurs de musique de film les plus intéressants ?
Un nouvel espoir
C’est le moment pour nous d’avouer l'une de nos obsessions. Depuis plus de deux ans, il est une musique à écouter au moins trois fois par semaine : cette musique, c’est celle de L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, composée par le duo Nick Cave et Warren Ellis. Nick Cave, chanteur et compositeur de folk/blues, n’a de cesse d’explorer les racines de la musique américaine depuis plus de 40 ans. Et avec son compère Warren Ellis, ils ont écrit l'une des musiques les plus fascinantes et obsédantes de ces dix dernières années pour le film d'Andrew Dominik. Il faut également écouter leur travail pour le réalisateur John Hillcoat, notamment La Route (et son magnifique thème principal au piano).
La collection printemps/été 2015 pour les compositeurs de musique de film
Même chose concernant deux autres partitions récentes, à la fois étranges, riches et ambitieuses. Celle de Under the Skin de Mica Levi (jeune compositrice issue du milieu électro-indé), qui parvient à créer un univers musical proche de l'abstraction, en parfaite adéquation avec l'OVNI de Jonathan Glazer. Et celle de The Master de Jonny Greenwood (membre de Radiohead, nous en parlions récemment). Les plus reconnus, les mieux installés dans l’industrie hollywoodienne, restent sans doute Clint Mansell et le duo Trent Reznor/Atticus Ross. Le premier est surtout connu pour sa collaboration avec Darren Aronofsky (avec en point d’orgue Requiem for a Dream), quant aux seconds, c’est à une autre collaboration qu’ils doivent leur renommée, avec David Fincher, qui leur a d’ailleurs rapporté un Oscar (The Social Network). Ultime consécration pour un partenariat qui dure, puisqu’ils viennent de signer la musique de Gone Girl toujours dans leur style électronique et minimaliste proche du sound-design, mais qui va bien au-delà du simple accompagnement de l’image dans sa manière de renforcer l’atmosphère glaciale et cérébrale typique des films de Fincher.
Non, la musique de film n'est pas morte. Elle bouge encore et a quelques soubresauts d'énergie. Finalement, elle est même un excellent révélateur de l'état de santé du cinéma américain actuel : plus il y a d'argent, moins il y a d'idée. Et vice versa.
Entretenons l'espoir avec cette playlist qui ravira vos oreilles :
De plus il a vraiment un son qui lui est propre c’est quelque chose de rare.
C’est un type qui vient de la pop et ça apporte vraiment quelque chose dans les mélodies.